Monday, May 22, 2006

De vent, de pierres et de pluie… (7)

Il est temps de clore ce qui n’est au fond qu’un billet d’humeur. Il vente et pleut depuis deux jours, en tempête, en grains ponctués de soleil éclatant, un temps breton de bord de mer, un temps de Nantes ou de Carnac.
Ah, voilà encore que je parle des choses qui fâchent. Qui me fâchent. Je n’essaierai pas de retourner à Carnac. J’ai connu les alignements envahis de lande, dans leur sauvagerie. J’ai entendu la terre résonner du galop des chevaux, j’ai retrouvé des rythmes de danse dans le cromlech qui les couronne, j’ai dormi sur le site et mes rêves furent de profonde mémoire. J’ai travaillé sur plan, sur photo puis sur le terrain pour retrouver les intentions de leurs érecteurs, les visées d’étoiles ou de phases lunaires. Il me restait encore beaucoup à faire pour transformer des hypothèses en certitudes mais voilà qu’on a clos l’ensemble, installé un péage à l’entrée, un peu de muséographie pour touristes que l’on prie de rester sur les chemins balisés et de toucher avec les yeux, pas avec les doigts. Ce genre de site apprivoisé n’est pas pour moi. Je déteste qu’on me canalise sur un sentier battu.
J’aimais la pénombre brune et bleue de Notre-Dame de Paris lorsqu’on pouvait s’asseoir là au cœur d’un après midi ; pas vraiment pour prier car elle n’est pas priante mais pour respirer une ferveur du passé. La Dame à qui l’on a dédié cette châsse de pierre et de vitrail n’est pas la Théotokos, malgré les apparences ; elle ressemble davantage à ces femmes allégoriques que Dante nommait dans ses poèmes Béatrice ou Pétra. Depuis qu’un flux ininterrompu de touristes passe en une circumambulation à l’inverse de celle des anciennes liturgies, la rosace nord a perdu son mystère. On ne perçoit plus de lignes de forces magnétiques entre la cathédrale et Saint-Julien le Pauvre et le point de recharge énergétique a disparu du square Viviani.
Ce monde là, livré à l’admiration esthétique superficielle et au piétinement arythmique d’où toute profondeur est absente n’est pas seulement « désenchanté ». On l’assassine. Je voudrais croire que ce n’est que par bêtise et appétit de lucre ; mais je ne suis pas sûre qu’il ne s’y mêle pas de l’idéologie, un reste de réflexe anticalotin comme on l’a vu resurgir dans le laïcisme militant lors de la grandiose et picrocholine affaire du voile à l’école, 4 mois à ne débattre que de cela dans les étranges lucarnes, un record, mâtiné de quelques rogatons de la grand peur des sectes.

Carnac, Notre-Dame de Paris : serais-je païenne ? Sans hésiter, la réponse est oui. Mais ce sont les vrais païens qui ont toujours fait les meilleurs chrétiens, voyez l’Irlande, voyez le royaume d’Edesse, voyez nos ancêtres les Gaulois plus ou moins romanisés. Les grandes hérésies sont apparues dans la culture hellénistique d’où le sacré tendait à disparaître au profit d’abstractions philosophiques et de gnoses. Mais être païenne, tel que je l’entends, ce n’est pas remplacer Dieu par les esprits de la brousse, encore moins se soumettre à leur caprice et tenter de se les concilier par des offrandes qui les pervertissent, ce serait plutôt bénir ces esprits des forêts et des landes afin que, libérés de l’idolâtrie des hommes, ils se souviennent que « les cieux racontent la gloire de Dieu », que devant Sa présence « les montagnes bondirent comme des béliers, les collines sautèrent comme des agneaux », car « il prend les nuées pour son char, il s’avance sur les ailes du vent ».
Carnac ou Notre-Dame de Paris, c’est encore autre chose. Ce sont œuvres d’hommes et notre mémoire. Et dans le raplatissement du monde auquel nous assistons, dans cette offensive qui ne légitime que les passions nerveuses[1], le sexe de lupanar ou la satisfaction des envies passagères, la mémoire est la première victime. « Du passé, faisons table rase ! » On a, semble-t-il, entendu le mot d’ordre mais loin que ce soit pour libérer des vieilles chaînes, c’est pour une aliénation et un esclavage collectif comme on n’en n’a pas connu depuis que les premiers empereurs régnaient sur Rome par le pain et les jeux. On a détruit les études d’histoire dans le secondaire, sans doute pour imiter les Américains qui n’en ont jamais eu hors de l’université. Quand j’habitais sur le Larzac, un charmant jeune homme, bachelier de l’année, qui m’offrit le secours de sa voiture un jour où les bus se faisaient rares me confia sans rire : « Il y a trois millions d’années, ça a castagné dur sur le plateau, les catholiques contre les chrétiens. » Le premier choc passé, il s’avéra qu’il voulait parler des dragonnades dont il avait allégrement confondu les régiments royaux avec des dinosaures, quelque part il y a longtemps. Après cela, je n’ose même plus sourire aux couplets du Lycée Papillon.
Sans doute imagine-t-on plus malléable un homme sans mémoire, à moins que l’on ait la naïveté de croire que l’ignorance préserve des redites, des haines collectives ou des intolérances.
Comme la mémoire n’est pas simple à extirper, surtout en notre Europe où restent tant de vestiges du passé, on voit s’opérer un clivage que je crois dangereux à long terme. Au niveau universitaire, la recherche historique gagne en qualité. Elle n’élimine pas tous les préjugés et aujourd’hui encore un historien révèle parfois plus sa propre époque que celle qu’il tente de décrire[2] mais, dans l’ensemble, cela se tient. Un abîme sépare ces connaissances de leur vulgarisation par la télévision ou la muséographie : le pourcentage de préjugés et de faits scientifiquement dégagés s’y inverse souvent. En particulier l’idée selon quoi le sérieux doit être ennuyeux et les panneaux explicatifs dans les tons gris bleu ou sépia, encore que ce dernier représente une audace !
Dans le même temps, une offensive des milieux new age tend à remplacer, dans les classes moyennes, l’histoire réelle par une histoire mythique – plus exactement par du trafic de mythe. L’Atlantide prend la place de la préhistoire, puis viennent les Celtes adorateurs de la Déesse, tandis que les Templiers font souche en Ecosse près de la chapelle de Rosslyn et que les mérovingiens, bien entendu, mais surtout les cathares alliés aux derniers Hohenstaufen, issus du Christ et de Marie Madeleine prêtresse d’Isis, dansent sous la férule du Prieuré de Sion, poursuivis par la vindicte du Vatican. Enfin, depuis bientôt 60 ans, des extraterrestres hostiles ont signé un pacte avec le gouvernement américain, pacte sur lequel veille encore une société secrète, pardon, une agence de renseignement à l’habilitation plus que restreinte, le MJ12… J’ai du faire à peu près le tour des thématiques. Bien entendu, c’est orchestré. L’Atlantide et la déesse fleurissent dans les milieux féministes des USA et du Canada en s’appuyant sur les romans de Marion Zimmer Bradley. Les Templiers et le Prieuré de Sion viennent, in fine, des disciples d’Ambelain, encore que transformés par des groupes gnostiques anglo-saxons. Quant aux Petits Gris, ils sortent d’une frange indécise où le renseignement US manipule les ufologues, à moins que ce ne soit l’inverse, mais l’armée les trouve bien commodes comme rideau de brouillage autour de ses vrais prototypes. Trois sources, trois chefs d’orchestre dont les buts ne se recoupent pas – mais une seule et unique salade dans les têtes.
La dernière fois qu’on a vu prendre un tel trafic de mythes, c’était en Allemagne après la défaite de 1918. On y a fantasmé les anciens Germains, leurs symboles et leur puissance comme antidote à l’humiliation du traité de Versailles. Et cela finit par engendrer le nazisme. On comprend mieux, à cette leçon pas si lointaine, pourquoi les vulgarisations historiques conduites par l’université s’ingénient à raplatir les faits. Elles opposent la raison aux superstitions, dans une redite des Lumières. Mais si le trafic de mythes a tant de succès, c’est qu’il donne à rêver, qu’on croit y trouver la profondeur qui manque à la vie quotidienne du bon citoyen consommateur. Tabler sur la raison pour boucher un peu plus les soupapes de sécurité, pour interdire le rêve, c’est préparer une explosion dont nul ne peut prédire les dégâts. On a déjà vu quelques signes avant-coureurs avec, par ordre d’entrée en scène, les suicides collectifs, assistés ou non, du Temple Solaire ; l’assaut sur Waco ; les revendications des gamines à foulard, des gamins à kippa et des deux à croix géante autour du cou, avec le même regard un peu halluciné. L’autre jour, un de nos bons apôtres laïcistes se félicitait de ce que la loi avait porté ses fruits et fait disparaître le foulard de l’école. On voit que les hommes politiques et les philosophes médiatiques ne prennent jamais le métro, où sa présence a décuplé pour le moins.

J’écoute le vent dans le soleil. Il souffle en rafales sonores, bouscule les branches des chênes, pousse des troupeaux de nuages sur un ciel d’un bleu laiteux. Cela fait au moins quatre jours sans faiblir mais il semble que la pluie s’épuise.
Assez d’humeur donc, assez d’inquiétudes.
Le seul antidote aux folies de notre temps, c’est de retrouver en nous-mêmes la profondeur, dans la prière d’abord puis, comme en ricochet, en retrouvant la communion avec l’arbre, le campagnol et l’étoile, qui sont de notre sang comme l’aurait dit Mowgli.
Et ce n’est pas une autre histoire.
[1] Nerveuses, je maintiens. Les passions charnelles ont plus d’épaisseur, de durée, de violence contenue.
[2] Le pompon appartient sans conteste à Ferdinand Lot qui expliquait, dans les années 1930, le goût des Romains pour les bains par le fait qu’ils… n’avaient pas inventé suffisamment de linge de corps.

Saturday, May 20, 2006

De pentes, de parole et de liberté (6)

Que reste-t-il, au bout de ce voyage, de ce qu’on a pu prendre pour de l’intransigeance ? Je ne le répéterai jamais assez : l’expérience d’une plénitude de vie. Quand j’étudiais la théologie, il y eut parfois des incidents qui dépassaient le cadre des cours et faisaient brusquement surgir les souffrances et les doutes de nos professeurs. Je me souviens d’un soir où Maxime Kovalevsky prit place assez lourdement au pupitre professoral pour nous avouer d’une voix sourde : « Je suis lâche. Cela fait des mois que je vois s’instaurer ces déviances et je n’ai rien dit… » Ce cours qui n’en était plus un, bien différent de ses considérations habituelles sur la Confrérie saint Photius, est le seul dont je peux entendre des phrases entières dans ma mémoire. C’est ce soir là qu’il nous parla du fil rouge ou du fil d’or de la Tradition, ce fil porteur de vie et qu’il nous expliqua comment de minuscules déviances, un théologoumène trop chéri au détriment de la plénitude du regard, un laxisme rebaptisé économie, de ces pas de côté où l’on ne voit pas de quoi fouetter un chat[1], en s’accumulant et toujours dans le même sens finissent par engendrer les hérésies. Quelqu’un lui demanda comment reconnaître ce fil d’or. Sa réponse me hante encore : c’est quand on s’en éloigne que l’on s’aperçoit qu’on ne le tient plus. Quelques années plus tard, le saint synode de Roumanie retirait sa protection canonique à l’évêque Germain. Et Maxime nous avait fait comprendre bien à l’avance que l’ECOF glissait sur la mauvaise pente au delà du tolérable.
Ce fil d’or, c’est la vie même de l’Eglise, le lien qui nous greffe au Cep, au Christ. A celui qui est le chemin, la vérité et la vie. Donc quand je perçois, et c’est vrai qu’on le perçoit clairement, qu’un discours, un dogme, une pratique en éloigne, je refuse poliment mais fermement. Et je dis pourquoi. C’est peut être ce qui passe le plus mal à notre époque où l’on décourage la pensée argumentée au profit le plus souvent des émotions, plus manipulables par les diverses propagandes.
Peut-être ai-je trop entendu résonner la parole de Dieu à Ezéchiel : « Fils d’homme, je t’établis sentinelle pour la maison d’Israël (…) Si je dis au méchant ‘tu vas mourir’ et si tu ne l’avertis pas (…) il mourra de son péché mais c’est à toi que je demanderai compte de son sang. Par contre, si tu l’avertis et qu’il ne se détourne pas de sa méchanceté, lui mourra mais toi, tu auras la vie sauve[2]. » Non, je ne me prend pas pour Ezéchiel et je suis, de plus, très consciente de l’impact faussé dans la traduction de mots comme méchant ou péché. Péché, vu la dérive culpabilisante que le terme a pris dans l’Eglise romaine, devrait être remplacé systématiquement par connerie. Le mot latin peccatum, c’était le fait de broncher, pour un cheval. Il traduisait déjà huit ou neuf termes hébreux puis grecs, tout un éventail qui va de la transgression des limites au tir à côté de la cible en passant par se tromper de chemin, tourner le dos à son but, faire une erreur volontaire ou involontaire, etc. Connerie a la même extension et, probablement, est apparu dans la langue populaire pour combler un vide sémantique.

Mais il n’est de vraie foi que libre.

J’ai des amis à peu près partout encore qu’ils commencent à se faire rares du côté de l’Eglise romaine, depuis le temps que je ne la fréquente plus. Chose étrange, il y en a toujours un ou deux dans les orientations les plus invraisemblables et qui s’entendent dire avec un grand sourire : « Toi, tu es le seul /au choix : freudien, véné, niouâgeux, parpaillot, païen, etc./ que je supporte. » Je pense que Dieu les met sur mon chemin pour me rappeler que, si l’on a le droit et même le devoir d’évaluer les doctrines, il nous a été clairement interdit de juger les profondeurs des hommes. C’est Lui qui sonde les reins et les cœurs. Pas nous.
Pas parce que ce serait un terrain réservé, na. C’est simplement que nous partageons la nature humaine sans en connaître les limites ni le travail qui s’y opère dans le tréfonds depuis que le Christ a relevé Adam du séjour des morts. Nous ne sommes pas entièrement transparents à nous-mêmes et c’est cette dimension apophatique de notre propre essence qui rend tout jugement de l’autre à la fois dérisoire, inique et périlleux car nous ignorons aussi le processus de salut qu’il peut bloquer ou ralentir.

Même s’il s’agit de philosophie plus que d’astronomie, Hubert Reeves a raison : nous sommes de la poussière d’étoile. Tous les atomes de notre corps furent forgés dans ces brasiers et nous le partageons avec tout, les planètes, les nuages interstellaires, les poissons, les arbres, les chats, les cailloux et même les cloportes. Notre ADN à 4 lettres biochimiques est commun à tout le vivant, même si l’on peut établir un gradient de proximité. Nous sommes sexués comme les fleurs et les antilopes. Ou les puces. Comestibles pour le tigre, le lion ou le virus de la grippe. Notre corps tient par mille radicelles à l’ensemble de la création, ce que savaient intuitivement les philosophes antiques qui faisaient de l’homme un microcosme. Déjà par sa matière les limites de notre nature nous échappent.
Dirons nous alors de quoi nous sommes capables[3] ? Les rationalistes m’ont toujours étonnée par la mesquinerie de leur image de l’homme comme si la raison ne tolérait que l’impuissance. Il est vrai qu’ils prennent la suite de certains théologiens scolastiques ou du moins de leurs épigones. Le juge… son nom m’échappe… au début du XVIIe siècle… celui qui écrivit Le marteau des sorciers pour donner à ses confrères des arguments juridiques contre les paysans accusés, surtout les paysannes d’ailleurs… oui, ce doit être Jean Bodin. Peu importe. Lorsqu’il examine les cas de prescience de l’avenir, de parler en langues, de télépathie, de vision de terres lointaines, il n’a qu’une explication : la raison nous apprenant que l’homme ne possède pas ces capacités, c’est donc le démon qui voit, connaît, etc., et qui trompe ces malheureux en leur faisant croire que cela vient d’eux. Quel pessimisme ! Quelle étroitesse dans la vision de l’homme ! Mais comme il n’a fait que d’honnêtes études de droit, force nous est de penser qu’il tient cette image de son curé. In fine, de la distinction opérée par Augustin entre nature et surnature – et qui suppose la nature humaine débile et chancelante, tout venant de la grâce surnaturelle, depuis la prière matinale jusqu’aux miracles. Et si quelque chose dépasse le lit de Procuste dans lequel Augustin a enfermé la nature et qu’on ne puisse l’imputer à la grâce, cela ne peut venir que du diable. On ne cherche même pas quel avantage y trouverait le Malin. C’est simplement une question de puissance. Ou de raison puisqu’au XVe siècle Nicolas von Waschenheim déclarait : « Tout ce qui n’est pas rationnel vient nécessairement du démon. » Goûtons ce nécessairement. On surprendrait sans doute beaucoup les militants de l’Union Rationaliste en leur montrant à quel point ils sont les héritiers de la calotte !
Mais quand on ne rentre pas dans la vision augustinienne de la nature, le lit de Procuste s’effondre et l’on ne peut plus guère arguer du possible et de l’impossible ni mettre sur le dos du diable tout ce qui dérange notre idée personnelle de nos propres limites. Un simple exemple. Le physicien Yves Rocard a démontré de la manière la plus rigoureuse que le « signal du sourcier » qui s’exprime par un brusque sursaut de la baguette ou du pendule n’est que la perception, amplifiée par les mouvements du corps, d’une variation du champ magnétique terrestre. D’où nous vient cette capacité à le ressentir ? Du démon ? Non, de tout le fer que contient notre corps et de tous les processus électromagnétiques internes au vivant. Nous la partageons avec d’autres bêtes, dont la plupart des oiseaux migrateurs et des cétacés qui l’utilisent pour s’orienter dans leurs voyages. Gageons que ce fut une sécurité supplémentaire pour les premiers navigateurs qui s’élançaient sur l’océan sans boussole et faisaient le point aux étoiles.
En revanche, ce n’est pas parce que l’Union Rationaliste refuse telle ou telle potentialité de l’homme que sa mise en œuvre possède la moindre valeur spirituelle, qu’en soi elle rapproche ou éloigne de Dieu.

Il n’est de vraie foi que libre.

On m’a reproché, sur un blog d’inspiration maçonnique, d’avoir tenu sur certain forum des propos abracadabrantesques. Je ne référencerai pas plus précisément pour ne pas alimenter une vaine polémique. Un blog étant un espace semi-privé en ce qu’il a toujours un auteur qui sert en même temps de modérateur, même s’il est offert à la lecture de tous, je ne vois pas comment exiger un droit de réponse. Nous sommes dans le cyberspace et j’adhère totalement à la Déclaration d’indépendance lancée par John Perry Barlow en 1996, ce qui m’interdit de traiter un blog selon la jurisprudence en matière de presse. Un lien hypertexte renvoyait à une page précise du forum. Le titre de ce fil de discussion entamé par quelqu’un d’autre et que j’avais repris au vol n’était pas forcément des meilleurs puisque, consacré aux propos d’Alice Bailey et du « Tibétain[4] », il insistait sur leur appartenance maçonnique et je ne suis pas sûre que tous les maçons se reconnaissent dans leurs écrits. Cela m’étonnerait même beaucoup pour les obédiences françaises que sont le très rationaliste GO et la déiste GLF. Mais je n’ai fait que citer un ouvrage[5] d’Alice Bailey qui se présente explicitement comme un plan pour créer « la nouvelle religion mondiale » (conférence de 1919) et, au delà, un nouvel ordre mondial, en décoder la langue de bois, en souligner les contradictions, tenter de dégager quel type de monde Alice Bailey cherchait à faire advenir et par quels moyens. Il s’agissait d’une mise en garde contre ce qui grenouille derrière ou à l’intérieur de la nébuleuse new age issue directement, à l’origine, de ce mouvement dit de Bonne Volonté Mondiale. C’était la troisième fois que je me sentais le devoir de commenter ce plan que je n’ai pas inventé et dont je laisse l’entière responsabilité à madame Alice Bailey. La première, je l’avais fait oralement dans le cadre d’une crise interne qui aboutit à l’éclatement d’une ecclésiole autrefois orthodoxe et canonique. La seconde, par écrit, à la demande d’un 95e de Memphis-Misraïm[6] et c’est le même texte que j’ai redonné, après beaucoup d’hésitations, sur ce forum, à titre d’information.
Alors que trouve-t-on abracadabrantesque ? Si c’est le plan lui-même, prière de se plaindre directement à son auteur, madame Alice Bailey. Bon, je sais, il faudrait employer des moyens un peu plus virtuels qu’Internet, du genre tables tournantes, mais je n’y peux rien si la dame n’était pas éternelle. Si c’est le fait de le décoder, je mets de suite le holà.
Qu’on se le dise : je ne crois pas que le gouvernement des USA ait passé un pacte avec des extraterrestres vindicatifs surnommés petits gris qui vivraient dans les souterrains de l’aire 51, enlèveraient des terriens, engrosseraient les femmes pour leur retirer l’embryon au bout de quelques semaines et mutileraient des vaches tout en traçant de jolis dessins dans les champs de blés depuis des hélicoptères noirs. Je ne crois pas davantage aux rites sataniques inventés par Léo Taxil. Et j’ai déjà dit que le Groupe de Bilderberg me semble surtout un Café du Commerce de haute volée. Mais je ne crois pas non plus que tout complot soit par essence une légende urbaine.
Le plan d’Alice Bailey, du soi-disant Tibétain et de leurs épigones est l’un de ces projets sur l’homme qui fleurissent régulièrement dans les milieux gnostiques paramaçonniques. Il a rencontré un acquiescement collectif un peu plus vaste et sans doute inattendu à l’époque du mouvement hippie[7]. Il a de ce fait connu un début de succès avec la réunion, sous l’égide de l’ONU, du Parlement des Religions, immense foire au spirituel où l’on est prié d’admettre à l’entrée comme à la sortie que tout se vaut en matière de croyances, de rites et de coutumes. Les milieux baileysiens ne sont pas seuls à avoir poussé à la roue pour obtenir ce magma syncrétique mais ils y tiennent une place non négligeable. Et cela, c’est un fait. Un de ces faits têtus, comme disait le vieux Lénine.
Il suffit de taper « Parlement des Religions » sur Google et de consulter la liste des participants, une année après l’autre, pour s’en apercevoir.
Alors, je sais, j’ai rompu la politesse tacite de la pensée unique qui consiste à tartiner de la générosité et des bons sentiments sans jamais rien analyser : j’ai établi un lien entre les faits et le plan explicite, publié, qui les annonçait et les préparait depuis avant et après la seconde guerre mondiale, plan d’ailleurs modifié par la victoire alliée comme un lecteur attentif de madame Bailey s’en aperçoit assez vite.
Vous voulez vraiment savoir pourquoi je l’ai fait ?
Parce qu’il n’y a de vraie foi que libre.
Ce qui veut dire aussi que l’on écarte les propagandes.

Extrait de la Déclaration d’indépendance du cyberspace :
« Nous sommes en train de créer un monde où chacun, où qu’il soit, peut exprimer ce qu’il croit, quel que soit le degré de singularité de ses croyances, sans devoir craindre d’être forcé de se taire ou de se conformer. »
Cela signifie aussi le droit de nommer les divergences, de dire en quoi des affirmations théologiques sont contradictoires entre elles, en quoi tel plan visant à l’alignement des têtes derrière des « maîîîtres » même fantasmatiques me semble des plus pernicieux.
Cela signifie aussi respecter quelques règles du jeu comme le caractère semi-privé des forums et des blogs même si l’inscription n’est pas conditionnelle. Je trouve un peu saumâtre, par exemple, que des francs-maçons viennent es qualité faire la leçon sur des forums d’une toute autre orientation alors qu’on ne peut s’inscrire sur les forums maçonniques qu’en apportant la preuve de son appartenance à une loge. Je trouve encore plus saumâtre qu’ils piaillent à l’intolérance lorsque, après avoir transgressé les règles de tel ou tel forum et s’être vus plusieurs fois rappeler à l’ordre par le modérateur, ils s’en font bannir.
Rappelons que ça s’appelle faire le troll et que ces bêtes nocturnes de la mythologie scandinave, pétrifiées par la lumière, sont traitées par les cybernautes comme les sales gosses, les spams et les virus : ouste, vire de mon tas de sable !
Le cyberspace est vaste, aussi vaste que l’âme humaine.
Donc, mon frère, si tu n’es pas content de ce qu’on dit ici ou là, crée ton propre tas de sable et définis en les règles.
Nous, cybernautes indépendants, nous les respecterons.

Je le redis encore. Il n’y a de vraie foi que libre.

(A suivre)
[1] A neuf queues bien sûr, comme dans la marine en bois.
[2] Ez. 3, 17-21.
[3] Cocteau répondait pour les poètes : de tout, comme les mauvais garçons.
[4] Qui l’est autant que moi la papesse Jeanne…
[5] Alice Bailey, Extériorisation de la hiérarchie, Dervy, sd.
[6] Eh oui, mon bon « Emmanuel ». On ne peut pas tout savoir avant de l’avoir appris, n’est-ce pas ? C’était encore un des « Toi, tu es bien le seul /disciple d’Ambelain/ que je supporte ! »
[7] Je le sais d’expérience, une expérience cuisante qui m’a menée assez loin dans les coulisses du plan.

Thursday, May 18, 2006

D’éléphants, de plume et de trafics de mythes (5)

Un éléphant, trompe dressée, mène le troupeau des nuages où, entre autres animaux, se voit un cheval archaïque. On l’imagine barrissant… Instant fugace, nuées fuligineuses sur fond de crépuscule gris, transparent, encore clair. Il est comme une minute d’aube dans le crépuscule du soir.
Non, cela n’a rien à voir avec ce que j’ai dit dans mon post précédent. Ce n’est qu’un ludus naturae, un sympathique éléphant que ma fenêtre encadre un temps.
J’aime bien les éléphants. Cela remonte à mon enfance quand ma mère, exploratrice manquée, me traînait aux séances de Connaissance du monde écouter les Mahuzier, Haroun Tazieff ou d’autres ancêtres de Nicolas Hulot.
Et surtout, par pitié, ne m’en faites pas un signe politique !

En fait, la théologie, pour moi, ressemble à cet éléphant. Je la vis en liturgie comme un parfum, sans vouloir tout saisir consciemment, tout récapituler avec avidité – et cela se déploie quand j’écris, quand je réponds aux questions des uns ou des autres, à m’en étonner moi même. Comme mon vieil ami Marc Beigbeder[1] dont je lisais avec passion dans les années 70 la Bouteille à la mer, je suis une chrétienne de plume et cela vaut mieux que de l’être de plomb. Je suis aussi une femme qui marche dans les forêts, sur les chaumes et les pierriers ; ce n’est pas une prière formelle mais c’est souvent plus vrai que de rouler le nom de Dieu dans ma tête, exercice pour lequel, je l’avoue, je ne suis pas très douée.

Cette semaine sort le film sur le Da Vinci Code. Je ne sais pas si j’irai le voir. Il le faudra sans doute puisque, avant même la sortie du (mauvais) livre de Dan Brown, j’avais fait toute une contre-enquête sur l’affaire de Rennes le Château, que Jean Marc Savary publie en feuilleton dans Liber Mirabilis. Brown a remporté la cagnotte financière mais enfin toute cette histoire n’est pas neuve. Elle remonte aux années 50 – le Prieuré de Sion a déposé ses statuts en 1956 à Annemasse ! – et, outre Pierre Plantard dans le rôle du prétendant mérovingien et Gérard de Sède dans celui du journaliste inspiré, on trouve dans les coulisses tout un groupe issu de celui réuni par Jacques Breyer depuis 1952 à la tour d’Arginy. Ce groupe plus ou moins dissident qui se réunissait à Lyon et qui avait pris également en 1956 la forme d’une loge maçonnique, avait pour mentor Robert Ambelain.
J’ai dit que les maçons des obédiences régulières m’ennuient. Mais là, comme avec Memphis-Misraïm dont Ambelain fut hiérophante à partir de 1960, même si la forme reste maçonnique (ils travaillaient au RER), nous sommes beaucoup plus proches de ce qu’il est convenu d’appeler les ordres paramaçonniques, terme qui regroupe, en gros, l’ensemble de la famille rosicrucienne, la famille martiniste, l’OTO, les reconstitutions « templières » ou « druidiques », la Golden Dawn et ses dérivés, les loges alchimiques, les ordres synarchiques, l’AROT, les Polaires, les divers ordres de chevalerie ou du Graal autoproclamés, sans compter la société théosophique et ses dérivés qui ont, in fine, donné naissance à la nébuleuse du new age. J’ai bien du oublier une demi douzaine de conventicules en plus du raton laveur dans cet inventaire, mais baste...
Non, nous ne sommes plus dans l’ennui des croyances minimales mais dans un univers d’heroic fantasy : un univers de légendes et de pratiques magiques, de gnose et de projets sur l’homme. Pas sur la société, comme les révolutionnaires lambda. Sur l’homme. C’est plus vaste et plus fondamental. Dans une recherche de pouvoir(s) aussi, mais rarement pour soi-même, plutôt pour faire avancer tel ou tel de ces projets. Un univers où le trafic de mythes voisine avec de vraies mythopoièses dans le but de créer ce que Bergier appelait, d’après Buchan, des centrales d’énergie. L’affaire de Rennes le Château représente un chef d’œuvre du genre puisqu’on y trouve depuis 50 ans à la fois du trafic de mythe, un trafic éhonté de l’histoire et de la mémoire collective et assez de mythopoièse réelle pour créer et entretenir une telle centrale. Un labyrinthe de perdition à double si ce n’est triple entrée.
Passée la période d’élaboration discrète avec le dépôt des statuts du Prieuré de Sion et celui de polygraphiés à la BN, on peut compter trois étapes d’élaboration de la centrale d’énergie. La première se focalise sur la légende du trésor de Rennes le Château et s’accompagne d’une intense campagne de chuchotis sur Radio Cocotier. Elle se double de la parution à partir de 1970 des ouvrages anti-chrétiens d’Ambelain[2] qui fait du Christ un zélote fils de zélote, chef de la résistance armée des Juifs contre l’empire romain. On y trouve déjà les trois thèmes clefs de la propagande brownienne : la crucifixion n’est qu’un rite initiatique, une fausse mort à base de narcotique ; c’est l’apôtre Paul qui a inventé la divinité du Christ et le christianisme ; enfin Jésus avait une amante. Mais ce n’était pas encore Marie Madeleine qu’Ambelain identifiait à… Marie mère de Jésus ! Non, il s’agissait de la princesse Salomé, fille d’Hérodiade[3]. Gérard de Sède nous apprend certes que les rois mérovingiens sont de la descendance de David mais il tente surtout d’en faire des extraterrestres, en s’appuyant sur la mythopoièse spontanée qui entoure les vagues d’observations d’OVNI.
La seconde phase s’ouvre sur la parution en anglais du livre de Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln, Holy blood, holy grail, rapidement traduit en français sous le titre L’énigme sacrée aux éditions Pygmalion. Elle simplifie l’histoire du Christ par rapport aux élaborations d’Ambelain, élimine le côté résistant politique qui ne fait plus recette, fait de lui l’époux de Marie Madeleine, lui accorde une descendance, bien évidemment les mérovingiens, mais complique à plaisir l’histoire supposée du Prieuré de Sion censé veiller sur cette lignée royale seule légitime, à coup de généalogies truquées, de faux événements, de réinterprétations abusives d’événements réels et de théorie du complot distillée sur vingt siècles. C’est tout de même ce qu’on a fait de plus grandiose dans le genre depuis Alexandre Dumas père, si l’on excepte les escadres galactiques que Monet voyait tenir leurs conférences interstellaires sous le métro de La Motte-Piquet Grenelle ! Dans cette seconde période, Rennes le Château reste le point focal, commence à attirer les foules et même… les hommes politiques.
La troisième période, c’est évidemment le Da Vinci Code. Les protagonistes de la première période, d’Ambelain à Plantard et à Gérard de Sède sont morts. Ceux de la seconde période sont mis sur la touche. Le point d’ancrage sur Rennes le Château n’a plus lieu d’être et Dan Brown simplifie même le légendaire du Prieuré. La seule chose qui demeure et s’amplifie, c’est le message sur Jésus, Marie Madeleine et leur descendance. Simpliste comme un slogan et d’autant plus pernicieux.
Un sondage BVA réalisé en avril 2006 pour le magazine rationaliste Science et Vie vient d’être publié sur Internet. Il s’intitule « Jésus, le Saint-Suaire, le Da Vinci Code et les Français », ce qui est déjà tout un programme. La seule et unique question sur le Da Vinci Code : s’inspire-t-il de « la littérature ésotérique, c’est à dire de livres ou de manuscrits secrets » ou « de faits réels concernant la vie de Jésus Christ » ? Esotérisme 49%, faits réels 24%, les deux (réponse non suggérée) 7%, NSP 20%. Ce qui fait tout de même 24 + 7 = 31% de la population concernée (soit environ 13,64% de la population globale des plus de 15 ans) prête à croire le Christ marié, avec une vie de famille.
Ce sondage appelle quelques commentaires, d’autant plus que je suis de la partie et que je sais reconnaître un produit mal ficelé. Les gars de chez BVA ont fait leur boulot sans tricherie mais sans finesse, très évidemment lors d’un sondage à thèmes (et clients) multiples, entre un baromètre politique et un suivi du marché des lessives ou des couches-culottes[4]. Mais ce sont les idéologues rationalistes de Science et Vie qui, à l’évidence, ont élaboré les questions et, comme elles sont idiotes, les résultats perdent beaucoup de sens. Si 13,64% de la population globale est prête à croire au couple Jésus/Marie Madeleine, il serait toutefois intéressant de pouvoir comparer avec la période de L’énigme sacrée. Malheureusement, il n’y avait pas eu de sondage en France sur ce thème.
Parallèlement au raz de marée du Da Vinci Code mais nettement plus discrètes, on voit fleurir depuis environ 5 ans des séries de BD sur le thème d’un ordre de veilleurs (bon) s’opposant d’âge en âge à l’Eglise romaine (mauvaise). La sortie de ces BD conjointement au Da Vinci Code laisse penser qu’il s’agit bien d’une nouvelle étape de la même entreprise.

Si je voulais donner dans le sarcasme, je pourrais remarquer que la bande à Bonnot, pardon, à Robert Ambelain s’est attaquée à l’Eglise romaine au moment où cette dernière était en perte de vitesse et où la déchristianisation de la France s’accélérait ; en d’autres termes, ils ont sans risque tiré sur une ambulance. Cette déchristianisation laissait un vide que d’aucuns relevaient en parlant de « désenchantement du monde[5] » ; mais par ailleurs les mythopoièses spontanées, virulentes, populaires ne s’attiraient que le mépris des mages et autres initiés, sans parler des universitaires. On les laissait aux plumitifs des quotidiens de province avec les moutons à cinq pattes et le monstre du Loch Ness. Ambelain et ses émules entendaient profiter du vide religieux pour pousser une mythologie trafiquée, censée entraîner mécaniquement la réalisation d’un projet sur l’homme – lequel n’est pas entièrement neuf puisqu’il s’inspire largement de Platon et de sa République.
Ce mépris de l’homme que l’on entend pourtant refondre ou améliorer caractérise tous les projets gnostiques. Je me souviens d’une brochure publicitaire de l’AMORC expliquant que l’ordre était ouvert à tous, quelles que soient leurs opinions politiques. Bien entendu, et c’était en toutes lettres, l’AMORC avait sa propre ligne politique, on ne disait pas laquelle, mais cela ne devait pas empêcher qui que ce soit de rejoindre l’ordre. Ben voyons. Et le pire, c’est que cela ne choquait personne. De même, la bande à Breyer, celle d’Arginy, a largement soutenu la carrière de Chaban-Delmas, chuchotait-on dans les steppes. Ce qui n’a rien changé à l’évolution du monde. Qui s’en souvient encore ?

La mythologie de l’extraterrestre bienveillant et antinucléaire, pourtant assez spontanée et mille fois moins trafiquée que l’affaire de Rennes le Château, est retombée d’un coup après la réalisation du film de Spielberg Rencontres du troisième type. Ce fut l’apogée et le chant du cygne. Après quoi, le mythe s’est inversé aux USA, les petits gris devenant des figures démoniaques tandis qu’il disparaissait purement et simplement du paysage français et même européen. Il n’est pas impossible que le Da Vinci Code joue le même rôle et que, loin de parfaire la centrale d’énergie, il la vide. On sent déjà dans l’air une certaine lassitude. Et Dan Brown est un si mauvais écrivain qu’il ne peut servir longtemps de point focal.

Ainsi, une fois de plus, la montagne accouchera-t-elle d’une souris.

(A suivre)
[1] Prière de ne pas confondre avec le romancier. Je vous parle d’un vieux résistant, co-fondateur de la revue Esprit, philosophe, explorateur des franges de la science et des contrées mal connues de la nature humaine, et qui eut le culot d’écrire un Portrait de Dieu (d’ailleurs illisible, comme la plupart des ouvrages de philo).
[2] Aux éditions Robert Laffont, dans la collection noire, le premier s’intitulant Jésus ou le mortel secret des Templiers. Puis, dans l’ordre : La vie secrète de saint Paul et Les lourds secrets du Golgotha.
[3] Ces ouvrages firent un tel scandale qu’Ambelain dut abandonner sa charge de patriarche de l’Eglise Gnostique Apostolique, ecclésiole fondée par Doinel à la fin du XIXe siècle et où l’on n’est reçu que si l’on est maître maçon. L’EGA, comme son nom l’indique, est ouvertement gnostique mais l’athéisme lourd dans la christologie d’Ambelain n’est pas passé.
[4] Sondage par téléphone sur deux jours, méthode des quotas et pondération selon catégorie d’habitat, sur les 15 ans et plus, on ne fait pas plus bateau dans le genre. Un filtre élimine les 56% qui n’ont jamais entendu parler ni du Linceul de Turin ni du Da Vinci Code. C’est un pourcentage énorme que BVA, qui a pourtant du repérer l’anomalie, ne détaille pas. On aurait aimé savoir sa répartition sociologique : les banlieues ? La France profonde ? Les vieux, les jeunes ? Quels métiers ?
[5] Merci, Max Weber et Gauchet.

Tuesday, May 16, 2006

De mots, d’outils et d’obédiences (4)

Une question va forcément se poser après ce tour d’horizon du cauchemar de l’occident. Qu’est-ce que je pense de la franc-maçonnerie ? La réponse tient en un mot : rien.

Quelle franc-maçonnerie, d’abord ?
Celle qui sert à des entrepreneurs de province pour établir un réseau de connivences économiques où chacun trouve son compte – à condition d’en être ? Celle qui, au niveau supérieur de l’économie, permet de tout aussi juteuses affaires et donne un sens subtilement burlesque à ce qu’on appelle en bourse un délit d’initiés ? S’ils n’avaient pas les loges pour établir ces réseaux, ils auraient inventé d’autres circuits. Au XVe siècle, ils instrumentaient les confréries et se faisaient construire des chapelles quasiment privées dans les églises des villes. Il y eut les guildes, les corporations, les jurandes… La concurrence pure, calquée idéalement sur le modèle d’une course dans le stade, n’est qu’une fiction idéologique de la Commission Européenne ou des neocons américains. Tout au long de l’histoire humaine, on trouve à la fois de la concurrence et de la connivence. Et ceux qui confondent le champ économique avec le darwinisme feraient bien de s’y faire parce que ça ne risque pas de changer avant longtemps.
Rien qu’en France, j’ai compté une bonne douzaine d’obédiences maçonniques, treize à la douzaine serait plus proche de la vérité. Il y a 20 ans, le paysage était relativement simple : 3 obédiences non reconnues par la maman universelle (je veux dire la Grande Loge d’Angleterre) ; à savoir le Grand Orient plutôt athée voire anticalotin et vaguement à gauche ; la Grande Loge plutôt déiste et politiquement plus à droite, doublé de sa copie féminine ; le Droit Humain sans idéologie très définie mais mixte et plutôt féministe de fait ; 1 obédience reconnue par maman, la Grande Loge Nationale de France + sa scission Opéra ; enfin une obédience à la limite des ordres dits paramaçonniques et vouée à la théurgie ou magie cérémonielle, Memphis-Misraïm. De nos jours, Memphis-Misraïm a explosé en structures diversifiées, j’en ai compté au moins quatre sur Internet ; Opéra s’est également scindée ; des loges sauvages se sont regroupées ; des rites abandonnés comme Emulation ressortent du vieux placard. Bref, c’est plutôt la pétaudière, en toute fraternité. Alors comment pourrais-je penser quelque chose d’un ensemble aussi disparate ?
Pendant 7 ans, j’ai suivi à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Ve section, Sciences religieuses, les cours d’Antoine Faivre sur l’histoire de l’ésotérisme occidental. C’était quasiment une fraternelle (je ne crois pas que nous ayons été plus de 3 profanes en même temps dans la salle de cours et toutes les obédiences étaient présentes) et une tenue blanche permanente à l’intérieur de la Sorbonne. In petto, c’était plutôt cocasse de voir ces vieux messieurs bien propres sur eux évoquer leurs rituels : des gosses de dix ans avides de déguisements et de rencontres avec le Capitaine Crochet ! Je n’ai jamais pu les prendre tout à fait au sérieux. Mais c’est vrai aussi que c’était le monde universitaire, un monde passionnant mais où l’on ne devient jamais tout à fait ce que Saint-Ex appelait « des grandes personnes ».

Ce qui me gêne le plus, avec ceux que Mitterrand surnommait « les frères la gratouille », c’est qu’ils se prennent pour les sages de la cité. Qu’ils débattent entre eux des « problèmes de société » ou de la politique du jour, pourquoi pas ? Mais que leur débat privé fasse la pluie et le beau temps dans les médias (à moins que ce ne soit l’inverse et que les arguments en loge se bornent à des variations sur « c’est vrai, je l’ai lu dans le journal ») et les dispense, en tout cas, d’écouter ce que le reste du monde aurait à dire m’agace profondément. Qu’est-ce qui les légitimerait en tant qu’élites, gardiens platoniciens, conscience de la société ? Parce qu’ils se sont autoproclamés tels ? Jiminy Cricket d’une France d’en bas au nez de Pinocchio ?
Et si je m’autoproclamais papesse Jeanne ?

Bref, ferraille qui voudra avec les frères la gratouille. En ce qui me concerne, ils m’indiffèrent. La plupart de ceux que j’ai connus m’ennuient, mais d’un ennui profond, interminable, l’ennui des dimanches après-midi d’hiver de mon enfance de fille unique, un ennui presque métaphysique. Et j’ai bien peur qu’ils ne m’ennuient que parce qu’ils s’ennuient eux-mêmes et que cela suinte.
Il suffit de lire leurs rituels, de regarder leurs décors, leurs lumières et autres symboles. Symboles ? Dans cet inimitable style graphique populaire du XVIIIe siècle, je n’y vois pour ma part que des allégories, rationnelles et raplapla. Et puis quoi ! entendre les mérites de l’équerre vantés par quelqu’un qui n’a jamais été fichu de tirer un trait droit et ceux de la truelle par qui ne saurait même pas comment on la tient, ça m’amuse cinq minutes. A la sixième, je baîlle. Eux aussi, mais ils n’ont pas le droit de le montrer.
Le pire, ce sont ceux qui se croient vocation à l’ésotérisme et qui dissertent interminablement de la kabbale sans connaître un mot d’hébreu, de la symbolique des nombres sans dépasser le niveau mathématique de l’école primaire, prennent au premier degré les légendes templières du baron de Hund, parlent d’alchimie sans savoir à quoi ressemble un creuset… A ceux là, n’importe quel illusionniste peut faire prendre des vessies pour des lanternes et certains ne s’en sont pas privés. Il faudra qu’on m’explique pourquoi, dès qu’est prononcé le mot ésotérisme, des gens par ailleurs raisonnablement intelligents deviennent d’une stupidité à faire peur.
Tout cela me rappelle certain conte d’Andersen sur l’habit invisible du roi…
Quant aux obédiences déistes, elles prônent la croyance minimale, censée contenter tout le monde et qui, comme de juste, ne contente personne sauf une frange assez rares d’agnostiques spiritualistes non bouddhistes. J’en ai rencontré deux ou trois. Le plus représentatif écrivait des nouvelles de SF d’un humour trop fin pour ses lecteurs où l’on voyait Bouddha tournoyer dans le séchoir d’une laverie automatique comme démonstration d’une litote à poil ras. Impubliable, mais intéressant. Et c’est bien le seul qui parvenait à trouver un sens métaphysique aux rites du Grand Orient.
Dans les pays anglo-saxons, ce déisme minimal est plus accentué ; on a pu lire des déclarations de hauts dignitaires maçons aux USA ou en Angleterre qui n’hésitaient pas à considérer la maçonnerie comme une religion non seulement minimale mais naturelle et dont la vocation serait d’abolir toute confession dogmatique et tout particularisme religieux. Le but ultime serait au delà de l’actuel Parlement des Religions, déjà fort syncrétique et adogmatique mais qui, du moins, garde comme une richesse la différence des formes religieuses.
Là, il va presque sans dire que cette minimalité est incompatible avec la foi chrétienne. Il ne s’agit même plus du socle commun aux esprits civilisés mais de déconstruire systématiquement tout ce qui dépasse le socle. Ou de faire passer l’expression publique des religions par un lit de Procuste tellement étroit qu’il n’en reste rien. Toutes les Eglises l’ont condamné. Ce n’est pas compris, la plupart du temps, en France où le discours maçonnique n’est pas le même – eh, il y a des raisons à la non reconnaissance par maman ! – et où le principe de laïcité instaure déjà un agnosticisme d’Etat à la fois contraignant et libérateur[1]. Mais cela ne signifie qu’une chose : on ne peut pas être franc-maçon et membre d’une Eglise sans contradiction intérieure. C’est comme sur les vieilles affiches : boire ou conduire, il faut choisir. Et si on choisit la contradiction, le gendarme fait souffler dans le ballon… Ou le prêtre constate qu’on n’est plus, de fait, en communion avec l’Eglise du Christ.
Et c’est mon droit ! qu’il crie, l’homme qui refuse de choisir. Ben oui, d’accord, c’est ton droit. Mais comme une Eglise, de ton point de vue minimal, c’est un club avec des règles d’accès et qu’elles sont transgressées, c’est aussi son droit de te flanquer dehors. Ce n’est pas plus compliqué que ça.
Je ne me suis jamais ennuyée une seconde dans une liturgie orthodoxe.
Et vous voudriez que je lâche la plénitude de vie en Christ pour l'ennui d'une religion minimale ? Qu'est-ce que vous avez fumé ?
(A suivre)
[1] Voir mes Impertinentes contributions..., dans les archives de ce blog

Réponse à Alexandre sur les noyaux métaphysiques

Mon cher Alexandre

Oui, nous sommes bien d’accord sur la liste des langues asianiques et bien d’accord aussi sur le fait qu’il s’agit d’une famille disparue. Etrusque ? Il y a quelques discussions, comme pour le basque.

Monothéismes et polythéismes. Mon vieux complice l’ethnologue Michel Boccara considère que les « dieux » des polythéismes sont ni plus ni moins des esprits de la brousse et cela ne contredit pas Mircea Eliade. C’est un problème de vocabulaire, l’emploi du mot « dieu » à tous les étages, une ambiguïté qui nous vient des Grecs ou, plus exactement, des traducteurs hellénistiques de la Septante. En choisissant theos pour traduire El ou Yah, ils ont fait une bourde, à mon sens, et on a du mal à en sortir. C’est pour ça que je préfère me référer à l’égyptien : neter, ou aux langues germano-scandinaves : ragin ; on traduit par Puissances et cela n’introduit pas d’ambiguïté avec « le Dieu ». On est dans les esprits intermédiaires, l’angélologie ou les puissances de la nature. Ce n’est pas le même étage, le même registre d’expérience.
En fait, je n’ai pas parlé du tout du polythéisme dans mes Impertinences et cela pour une raison fort simple : le niveau « angélologique », celui des puissances intermédiaires, co-existe comme expérience seconde avec les trois noyaux fondamentaux. Si on l’introduit, on brouille le tableau. Mais il faudra que je l’aborde de manière plus détaillée un de ces jours.
Merci de me l'avoir rappelé !

Monday, May 15, 2006

De mots, d’images et de broussailles (3)

Aussi, c’est une question de résonance des mots. Dites « hérétique » et l’on n’entendra pas qu’il choisit ce qui l’arrange au lieu de tout garder de la révélation, même ce qui ne fait pas encore sens pour lui ; la mémoire collective va humer d’âcres odeurs de bûcher et se révoltera en vous traitant d’assassin. Et l’on dévidera toute la pelote : le dieu sanguinaire, haïssable, le clergé rigide, l’inquisition, la débilité exigée lorsque l’Eglise de Rome a perdu son pouvoir, la condamnation de la science, le dolorisme. Rouspétez alors : mais c’est cela, justement, que nous condamnons ! – Ah, vous condamnez, donc vous ne valez pas mieux ! – car la mémoire renvoie des images de procès où se confondent juges à mortier et rouges cardinaux… Difficile de sortir d’un cauchemar collectif.
Ce qu’ils ne peuvent ni pressentir ni espérer, c’est qu’on puisse tenir de la même main la divinité du Christ, sa résurrection d’entre les morts et les commandements d’amour : « aimez vous les uns les autres… aimez vos ennemis… » Le Christ Dieu, en occident, c’est cette histoire de sacrifice humain pour apaiser la majesté divine, qui se répercute en masochisme obligatoire, en tortures et en viande brûlée. L’homme des Evangiles, c’est celui qui aime tout le monde, nunuche ou sublime selon le locuteur. Mais entre les deux, le Dieu ou l’homme, la mémoire cauchemardeuse d’occident ressent comme un hiatus ou une contradiction.
Comment en est-on arrivé là ?
Il est relativement simple de voir comment l’Eglise carolingienne puis romaine a basculé. D’Augustin à Boniface VIII, on peut nommer presque toutes les étapes. Ce qui se comprend plus mal, c’est pourquoi la résistance à cette dégringolade théologique et ecclésiale n’a jamais permis de retrouver la plénitude, pourquoi elle n’a débouché le plus souvent que sur des attitudes encore plus sèches, plus cruelles parfois (question bûchers, la Genève de Calvin, ce n’était pas mal non plus, ils avaient le tour de main pour l’allumage !), sur des délires élitistes, des gnoses, des paganismes.
Cela se comprend d’autant plus mal que, jusqu’en 1453, Byzance était là, libre au moins jusqu’en 1204 puis après la reconquête de Constantinople, à portée de main, sur la route des pèlerins de Jérusalem quand ils prenaient la voie terrestre – tous ceux au moins qui venaient d’Allemagne, de Hongrie, de Pologne ou de Bohême. L’empire commerçait avec Venise, avec Gènes, avec Narbonne ou Barcelone. Il y avait la Serbie, la Bulgarie, le royaume de Kiev puis les principautés russes. Aucun abîme infranchissable ne séparait géographiquement l’Europe sous influence romaine de ses voisins orthodoxes.
Une des énigmes de l’histoire, c’est que les questions qui agitaient la résistance à Rome passaient aisément d’ouest en est – la question de pauvreté de l’Eglise, par exemple, soulevée en Russie à Pskov et Novgorod entre 1370 et 1400 – mais que l’inverse n’est pas vrai. L’hésychasme, bien que ses partisans aient entretenu un dialogue constant quoique sans concession avec les occidentaux, n’a pas percuté. Pourquoi ?
Les derniers pays évangélisés par les carolingiens et, plus tard encore, par le clergé romain, ces pays qui n’ont connu qu’une théologie tordue, augustinienne, filioquiste, et très vite la cruauté sans nom de la théologie anselmienne de la satisfaction ont tous accueilli la Réforme avec ardeur ; l’Ecosse aussi, soumise à la romanisation lors de la destruction des derniers bastions orthodoxes de l’Eglise celtique. Signe qu’une sourde révolte couvait. Mais en rajouter dans l’augustinisme n’a rien arrangé.
Or il ne s’agit pas d’ignorance ou d’incapacité. Lorsque s’est levé d’abord le mouvement conciliaire lors du « grand schisme d’occident » puis la Réforme, on lisait le grec dans les universités ; on lisait même l’hébreu et le syriaque. Il aurait suffi d’importer des manuscrits byzantins pour retrouver tout le trésor de la patristique.
A la cour du roi René, à la cour de Bourgogne où l’on invente l’ordre de la Toison d’Or, à la cour milanaise où l’on joue avec des « quartes » inspirées d’illustrations des traités des kabbalistes judéo-espagnols[1], l’érudition débouche sur des jeux de symboles et la relecture de Platon. A Florence, Dante cisèle d’énigmatiques poèmes dédiés à des Dames plus abstraites qu’il ne semble et tout ce mouvement débouchera sur la création d’une Académie platonicienne. On relit Plutarque et peut-être Hésiode. On ne lit pas Grégoire Palamas.
Pourquoi ?

D’un côté, un christianisme réduit au texte, à la seule liturgie de la parole (sola scriptura), coupé de la dimension vivante du mystère et de la communion des saints ; un christianisme pour éternels catéchumènes en somme, aisément judaïsé dans ses pratiques et soumis à l’exégèse rationnelle, extériorisante. De l’autre, une mythopoièse foisonnante, hésitant toutefois entre la profondeur du mythe et l’intellectualisme de l’allégorie, qui se théâtralise en ordres de chevalerie puis en académies secrètes ; mythopoièse qui hésitera toujours entre gnose et retour au paganisme. On y cultive plus d’esthétique, on y a plus d’audace dans l’expérience scientifique, on y spécule sur l’univers et tout cela ne manque pas de séduction. Mais d’un côté comme de l’autre, l’intelligence ne descend pas dans le cœur.
Lorsque quelque chose de l’hésychasme finira par perler, lorsque la soif d’union « mystique » deviendra épidémique, Eglise romaine, Eglises de la Réforme là où elles ont pignon sur rue et loges savantes ou ordres chevaleresques convergeront pour l’éliminer. Par le bûcher, par le bannissement ou l’exclusion sociale, ou par le mépris et le recours à la médecine que l’on n’appelle pas encore aliéniste.
Oui, Byzance est tombée, puis la Serbie au champ des Merles, et par deux fois l’empire ottoman mettra le siège devant Vienne. Mais dans le même temps la Russie secouait le joug de la Horde d’or et les appétits de la Suède. Il y a toujours eu au moins un pays orthodoxe libre, avec qui l’Europe occidentale commerçait, échangeait.
Au XVIIe siècle, les érudits chrétiens relisent enfin les Pères et les traduisent. Le mouvement mystique (illuministes, piétistes, quiétistes) s’y abreuve. Les évêques gallicans défendent la supériorité du concile sur le pape. On n’a jamais été si près de retrouver l’orthodoxie.
Mais c’est juste à ce moment que la Russie connaît un temps de déclin politique puis ecclésial, tant et si bien que c’est l’esprit luthérien qui inspire les réformes de Pierre le Grand, au lieu que l’Eglise orthodoxe rayonne enfin sur un occident qui l’appelle de toute sa foi sans le savoir.
Pourquoi ?

Le mouvement mystique retombé comme un soufflé, la perte d’influence de l’Eglise romaine s’accentue. On connaît la suite, dont toutes les facettes tendent à éliminer l’horreur des guerres de religion : l’œcuménisme qui, à l’origine, a pour vocation de rapprocher les fragments éclatés de la Réforme ; le déisme adogmatique, religion minimale dont ses partisans espèrent que sa minimalité réconciliera tous les protagonistes (l’erreur classique des empereurs byzantins lors des crises christologiques) ; le rationalisme agnostique ou athée ; la redécouverte des paganismes encore vivaces en extrême orient, en Afrique, en Amérique du sud ; et les virulentes mythopoièses du Café du Commerce…
Il faudra la révolution de 1917, les horreurs de la guerre civile et la dictature stalinienne jetant en exil des milliers de Russes, pratiquement toute l’élite, pour que l’Europe occidentale redécouvre l’orthodoxie – et de manière fort marginale. La France de l’entre deux guerres a sans doute fréquenté les cabarets, applaudi les Ballets et vibré au Sacre du Printemps dansé par Nijinski ; mais peu de curieux auront écouté la liturgie slavonne rue Pétel ou rue Daru. Ce n’est pas la sainte Russie que l’on aime, c’est le folklore des roussalkas. Pour que les chrétiens d’occident commencent à regarder l’orthodoxie comme la détentrice d’un trésor, avec d’ailleurs quelques ambiguïtés sur sa nature, il faudra l’effondrement liturgique de l’après Vatican II et l’œcuménisme médiatique de Paul VI et Athénagoras. Autant dire que c’est tout frais et que cela s’adosse à une quête du beau plutôt qu’à une recherche du vrai ; et que la sainte Trinité paraît à beaucoup une matière absconse pour universitaires et non des personnes divines vivantes et aimantes avec qui entrer en relation tout aussi vivante et tout aussi aimante.

Tout de même, dans la France de 2006 et cela se traduit par la fréquence des émissions du dimanche sur Antenne 2, il y a plus de bouddhistes, issus d’une poignée de réfugiés dans les années 60-70 pour cause d’invasion chinoise du Tibet comme les Russes l’avaient été dans les années 20, que d’orthodoxes. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le bouddhisme n’offre rien pour séduire, que des années de pratique aride pour déconstruire aussi bien ses affects que ses pensées ou ses rêves.

Que l’on ne s’y trompe pas. Mes « pourquoi ? » sont de vraies questions. On sent à l’œuvre comme un blocage collectif, une volonté butée, un aveuglement. Ou une hypnose. Et ça m’étonnerait beaucoup que ce soit la volonté divine !
Le Malin ? Possible mais depuis quand Dieu le respecterait-il au point de le laisser empoisonner des générations de chrétiens ?
Cela ressemble davantage à une volonté d’homme(s). Consciente ou inconsciente. Et que cela ait pu plomber plus d’un millénaire de notre histoire me terrifie. Un millénaire à ricocher de cauchemar en cauchemar, bûchers des dissidents, bûchers des « sorcières » coupables de rêves nocturnes ou de fumer des champignons, bûchers de prédicateurs trop beaux autour de qui se déclenche l’hystérie d’un couvent de filles, guerres de religions, guerre de 30 ans, dragonnades, galères pour les dissidents, années de terreur de la révolution française, guerres napoléoniennes, immonde boucherie de 14-18, nazisme, et le bouquet final de la seconde guerre mondiale, la rôtissoire atomique pour au moins 100 000 Japonais… A quoi l’on peut ajouter le stalinisme et Pol Pot, cauchemars d’exportation.
Pourquoi ?

Il ne s’agit pas de faire une théorie du complot à travers les âges. Il y a eu des complots, il en existe encore. Le terme, le plus souvent, s’applique à ceux qui ont échoué et dont les protagonistes se sont fait prendre ; quand ils réussissent, ils deviennent des précurseurs et leur conspiration une entreprise éclairée ! Mais du moment que quelques personnes se réunissent et caressent un projet de société, on peut toujours considérer qu’ils complotent. Ce n’est pas grave. La plupart du temps, cela n’aboutit à rien et n’est même pas décelable au delà d’un cercle d’amis intimes. C’est un peu plus fâcheux quand les comploteurs ont un pouvoir réel, celui de l’argent ou de la politique – mais le manque d’imagination répond à l’impuissance des autres et, l’un dans l’autre, rien ne bouge vraiment. J’ai pu écrire dans B.I. que le Groupe de Bilderberg n’est au fond qu’un somptueux Café du Commerce à l’usage des élites. Je le maintiens.

(A suivre)
[1] Comme l’ont démontré les travaux de Marie Sophie André, peintre et élève de l’EPHE.

De labyrinthe, de pierres et de mailloche (2)

Labyrinthe et pèlerinage, ai-je dit, ressortent de la résistance à l’ecclésiologie pyramidale, hiérarchisée et non plus collégiale explicitée par Hildebrand (Grégoire VII) puis développée jusqu’au délire par Innocent III et enfin Boniface VIII : trois siècles de faux triomphe qui ont lancé l’Eglise de Rome sur une orbite de plus en plus instable et ont abouti, in fine, à faire détester Dieu par les peuples à qui on l’imposa comme un tyran totalitaire et sanguinaire. Je renvoie ceux qui en doutent au texte d’Alexandre Kalomiros, Les fleuves de feu, disponible en français sur le forum orthodoxe (www.forum-orthodoxe.com) sans parler de plusieurs sites anglophones. Si l’on fait de Dieu un portrait haïssable, il sera forcément haï et c’est bien le résultat auquel aboutirent trois siècles d’élaboration doctrinale sans vérification patristique ni conciliaire, trois siècles qui commencent par la réforme de l’élection papale et le monachisme imposé au clergé, voient le schisme de 1054, l’explicitation augustinienne du filioque chez les Chartreux définissant l’Esprit Saint comme « spire d’amour entre le Père et le Fils », ce qui introduit en Dieu aussi une hiérarchie en place de la périchorèse, et aboutissent à la généralisation des bûchers. Pas étonnant qu’en Espagne, où l’on se lassa le moins vite de l’odeur de chair grillée, il se trouvait encore il y a moins d’un siècle des hommes pour crier : Viva la muerte ! Ce qui est bien le slogan le plus absurde jamais élaboré car comment voulez-vous que la mort vive ?
Malheureusement, la révolte prévisible contre le totalitarisme romain, la Réforme, n’a pas abouti à un véritable retour aux sources, n’a pas permis de retrouver la plénitude de l’Eglise vivante. Accouchée dans des combats qui ensanglantèrent l’Europe pendant près d’un siècle (guerre entre cantons suisses, guerres de religion en France, guerre de trente ans en Allemagne, révolution anglaise puis guerre jacobite, sans parler de l’Ecosse et de l’Irlande…), elle n’en finit pas de s’éparpiller en ecclésioles, surtout dans cette Amérique du Nord où elle devait refaire le Paradis terrestre… Un tantinet raté, l’Eden bis. Passons.

On ne peut pas clore l’espace social sans laisser quelques soupapes de sécurité, sinon la marmite explose. Ce fut toute l’ambiguïté du pèlerinage à la fois valorisé, encadré, promu par Cluny, chemin pénitentiel sur lequel l’Eglise romaine poussa des foules entières, et dont le principe même, la marche priante, est germe de vraie métanoïa et ne peut qu’engendrer des hommes libres. Evidemment, on pouvait toujours compter sur la faim, la soif, la fièvre, les Maures, les bandits ou les avalanches pour décimer le troupeau mal bêlant mais, dirait l’autre, « tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts ». Gros Jean, de retour de Compostelle, de Rome ou de Jérusalem pouvait en remontrer à son curé : il savait où étaient ses peurs, ses réelles faiblesses, ses désirs et son cœur. D’autant que le retour, retour au champ que l’on cultive, à l’outil que l’on manie sans autre perspective que de recommencer le même geste jusqu’à la fin de sa vie est une autre épreuve tout aussi révélatrice et tout aussi décisive que la marche pèlerine.
L’autre versant, logique dans l’ecclésiologie d’Hildebrand, fut de réserver la théologie aux clercs. De couper l’Eglise en deux parties inégales : l’Eglise « enseignante » (si mal) numériquement restreinte aux mâles prêtres ou moines, puis seulement à certains prêtres et certains moines dûment patentés ; et l’Eglise « enseignée » (si peu), majoritaire en nombre puisque c’est l’ensemble des baptisés, peuple auquel il fallait faire oublier sa royauté, troupeau surtout bon à tondre mais le plus souvent bien encombrant. Au fond, bernés par la métaphore des brebis, les papes et Cluny virent le pèlerinage comme une simple transhumance.

Dans ce même temps où s’élaborait la réforme grégorienne, Raoul Glaber nous dit que la terre « se couvrait d’un blanc manteau d’églises ». Tout cet art roman qui gardait encore les canons de l’icône et ceux de l’architecture telle que l’avait importée chez les Francs carolingiens l’architecte arménien Odo, bâtisseur de la Sainte Chapelle d’Aachen et de l’oratoire de Germigny des Prés. A la même époque, les tours seigneuriales commencent d’être bâties en dur. En d’autres termes, dans toute l’Europe on taille la pierre comme aux plus beaux jours de Rome et cela ne s’improvise pas. La bonne volonté ignorante ne ferait qu’écrouler les murs de guingois sur la tête des moines en train de les monter.
Charlemagne avait du faire appel aux Arméniens pour sa chapelle et pourtant les Wisigoths, si nombreux à s’être réfugiés en terres carolingiennes bâtissaient de pierre depuis plusieurs siècles. Mais vers l’an mil, quels ouvriers de la pierre reste-t-il en occident[1] ?
La charte de fondation de Cluny, accordée en 909 ou 910 par le duc Guilhem d’Aquitaine comporte cette petite phrase : « Ces moines peuvent de tout leur cœur et de toute leur âme bâtir le lieu susdit. » Belle permission mais c’est avec les mains que l’on bâtit, au moins autant qu’avec le cœur et l’âme. On apprend, quand on s’intéresse à Cluny, que l’abbé Bernon, le fondateur, dirigeait cinq ou six autres abbayes ; que son successeur Odon est arrivé là avec les 100 volumes de sa bibliothèque personnelle, qu’il écrit et compose de la musique ; qu’Aymar commence l’érection de l’église abbatiale et qu’après 954 Mayeul l’achèvera ; qu’à l’approche de l’an mil Odilon invente la trêve de Dieu et que son successeur Hugues sera à la pointe de la réforme grégorienne, d’autant plus qu’Hildebrand est un pur produit de la maison. Tout cela est fort instructif mais ne nous dit pas où ni comment ils apprirent à bâtir ni quels furent les ouvriers sur les chantiers.
A Cluny même dont j’ai si souvent parcouru les ruelles, il reste une maison romane aux fenêtres géminées plus ancienne que les ruines de l’abbatiale, sans parler de tours sans apprêt. Et dans la campagne environnante, le prieuré de Blanot remonte au Xe siècle, à la fondation de l’abbaye. Pour de la pierre, c’est de la pierre et qui annonce déjà ce que seront les merveilles de l’art roman. La technique ne bougera pas jusqu’à l’ère du béton : on monte deux parois de pierre taillée ou du moins équarrie entre lesquelles on tasse de la terre glaise, de la caillasse brute (ou des déchets de taille) et parfois de la paille comme un torchis. Les souris adorent, elles peuvent y creuser leurs galeries à l’aise, mais c’est aussi le meilleur isolant thermique qui soit. Cela garde la chaleur en hiver et le frais en été, surtout quand les fenêtres ne sont pas trop agrandies. J’ai vécu par trois fois dans ces maisons médiévales et je sais de quoi je parle. Les parois seront jointoyées à la chaux, ou un mélange de chaux et d’argile pour les murs plus ordinaires.
En 1005 commence la construction de la basilique Saint-Philibert à Tournus. On ne peut plus parler de petites chapelles de village!
Qui donc a taillé ce blanc manteau d’églises, de monastères et bientôt d’hospices pour pèlerins ?

Une fois lancé, le chemin de Compostelle fut sans doute, comme le dit si joliment Charpentier entre deux rêveries ésotériques[2], « l’université des passants », tailleurs de pierre et imagiers. Sans oublier les pontifes, les vrais, les constructeurs de ponts, un art qui ne s’improvise pas plus que celui du mur à double paroi et remplissage. Toute l’hagiographie pèlerine en témoigne, bourrée qu’elle est de miracles racontés de manière si niaise qu’on en est vite écœuré mais qui ne cesse de nous parler de saints pris d’abord pour des voleurs ou des hérétiques et qui, une fois innocentés, empierrent les routes, construisent des hospices, des chapelles ou des ponts. Des laïcs et des ermites, pour la plupart. Des chevaliers convertis aussi.
Cela ne nous dit certes pas d’où venaient leurs premiers professeurs. D’Arménie encore ? De Byzance ? Ou, horresco referens, du califat de Cordoue ?
Je penche pour l’Arménie ou, du moins, les alentours du Caucase. Il y a trop de points communs techniques pour ne pas indiquer une route. Les proportions cordouannes ne sont pas les mêmes[3]. Les repères sur les étoiles non plus.

Une église romane, fût-ce la plus humble d’apparence, ne se construit pas selon la fantaisie de l’architecte. On y a christianisé des règles de sacralisation qui remontent au néolithique et que l’on retrouve identiques, du moins quant aux principes mis en œuvre, des nécropoles mégalithiques aux ziggourats. S’il me fallait les résumer d’un mot, il s’agit d’unir étroitement le ciel et la terre, le ciel qui « marque les temps », dit le Poème de la Création en Genèse 1 et rythme du même cours l’espace. Pour cela, deux outils : la visée (celle d’un azimut et d’une hauteur, d’un point où, un jour précis de l’année, une étoile viendra répondre au regard de l’homme, la lune ou le soleil jouer dans les ouvertures) et la projection (celle des arcs et des angles mesurés au compas entre les étoiles d’une constellation et reportés sur la terre). Il y faut, enfin, une mesure, un rythme musical.
A Germigny, toutes les proportions sont celles de la gamme de Zarlin, ce qui tendrait à démontrer qu’il avait raison quand il affirmait qu’il s’agissait d’une gamme ancienne et qu’il n’avait rien inventé, que ce n’était pas de la fausse modestie comme le pensent encore certains musicologues.
La mesure médiévale est une mesure d’homme : un pouce, un pied, une paume, une coudée… Elle varie selon le lieu, les règles établies par le seigneur local – mais les bâtisseurs ont leurs propres outils et leurs propres mesures, la corde à treize nœuds qui permet de tracer un angle droit aussi juste qu’avec une équerre, d’autant qu’elle ne se casse pas et ne gondole pas de la chaleur au gel, la canne dont la longueur, semble-t-il, n’a pas bougé depuis les roseaux sumériens, le cordeau, le fil à plomb qui réactualise la fusaïole des tisserandes néolithiques. Et puis, plus humbles mais que ferait-on sans eux ? les coins, les burins et les massettes.
A mon grand regret, je n’ai pas étudié les églises byzantines, faute d’avoir pu me rendre en Grèce, mais le peu que m’en ont montré les photos dans des livres d’art ou de tourisme me laissent penser qu’elles sont édifiées avec des règles très semblables, accordées au lieu, aux temps, à la voix et au corps de l’homme. Mais les nuances sont importantes, autant que le timbre d’un instrument de musique.
Car l’enjeu, c’est quand même de participer à la liturgie, de permettre qu’elle se déroule sans introduire de dissonance, d’aider à entrer dans la justesse spirituelle.

Je sais, je ne pourrai pas éluder la question. Et la qualité de la terre, me diront les géobiologistes ? Et les courants telluriques ?
Disons le d’une manière plus scientifique : et le champ magnétique terrestre, ses variations locales diurnes et saisonnières, ses anomalies parfois ? Yves Rocard a montré sans ambiguïté que le « signal du sourcier » (ou du radiesthésiste) n’est que la perception, amplifiée et rendue visible par les mouvements des doigts qui tiennent baguette ou pendule, des variations et des irrégularités de ce champ magnétique.
Et l’on commence à comprendre en médecine combien le vivant, y compris l’homme, est sensible à ces fluctuations. Je ne parle pas des médecines douces, alternatives ou tout ce qu’on voudra, je parle des chercheurs qui publient dans les revues à référés.
Les bâtisseurs médiévaux en ont toujours tenu compte. Mais je ne suis pas sûre qu’ils l’auraient dessiné sur un plan à la manière des géobiologistes. Villard de Honnecourt ne le fait pas. Peu importe d’ailleurs du moment qu’on ne leur attribue pas le langage et les préoccupations de notre temps.

De cet art de bâtir entre terre et ciel aussi vieux que le néolithique, que le blé pour le pain, que la vigne de Noé, on sait que sont nées des confréries d’artisans. Celles de l’époque romaine sont assez bien connues. Puis l’histoire reste silencieuse jusqu’aux premières franchises accordées, vers la fin du moyen âge, à ce qui deviendra le Compagnonnage en France, la Bauhütte en Allemagne et la Free Masonry (opérative, œuf corse) en Angleterre et en Ecosse. Pourtant, avec ou sans confréries organisées, il a bien fallu que les connaissances de métier se transmettent après la fin de l’empire romain d’occident ; et particulièrement à partir du Xe siècle, quand on recommence à bâtir en pierre.
Alors pourquoi ce silence ? Quand au moyen âge classique des auteurs encyclopédiques comme Alain de Lille parlent de tout en de fort longs traités, pourquoi ne disent-ils rien ou pas grand chose de l’art de bâtir ? Pourquoi faut-il attendre Villard de Honnecourt et son carnet de croquis alors qu’on sait tout de la médecine, de la symbolique des pierres précieuses ou de l’astronomie ? Pourquoi les premiers opuscules allemands, le Livret de la rectitude des pinacles de Matthias Roriczer (Büchlein von der Fialen Gerechtigkeit), suivi de celui de l’orfèvre Hans Schmuttermayer, paraissent-ils à la fin du XVe siècle[4] ?
La légende est, elle aussi, presque muette. A peine nous apprend-on que Mélusine met en vrac des pierres dans son tablier, s’envole et les déverse sur la terre, ce qui devient château, cité, église, en une nuit. Belle allusion à une serpente céleste sur laquelle seraient calées les bâtisses des Lusignan. Une serpente forcément lunaire puisque c’est tous les samedi qu’elle s’enferme pour manifester dans le cuveau sa queue reptilienne – et la semaine n’est autre que le quart du cycle lunaire mensuel, l’intervalle entre les quatre repères aisés à voir que sont les NL, PQ, PL, DQ, mais aussi stellaire si elle réalise en une nuit son œuvre de bâtisseuse[5]. On aimerait savoir laquelle.
Et pourtant les enluminures montrent des chantiers… C’est même par elles que nous connaissons tous les outils, la façon de monter l’échafaudage, la brouette (ce n’est pas celle là qu’inventa le vieux Blaise) et jusqu’à la présence des femmes qui ne seront bannies des chantiers, comme de tous les métiers, qu’après la grande peste.

Une question pourtant se pose. Si l’art roman garde les canons architecturaux arméniens, si ses fresques obéissent encore aux canons de l’icône comme on le voit à Berzé la Ville ou à Brancion, il n’en va plus de même lorsque, vers 1130, on passe au gothique, à l’ogive, aux rares fresques qui n’ont plus rien d’iconographique, au vitrail, aux tapisseries, aux crucifiés réalistes torturés à l’extrême, aux pietàs. Les cathédrales gothiques accordent encore le ciel des astres à la terre par visées et projections mais il est clair qu’elles induisent autre chose en l’homme, une autre liturgie, une autre vision de Dieu. Ce qui n’empêche qu’on y trouve aussi, au nez et à la barbe des évêques et des chanoines, des œuvres de résistance. Des labyrinthes. Des marques de tailleurs de pierre plus élaborées qu’un simple marquage de salaire. Des cœurs lumineux. Des phrases énigmatiques.
A Chartres, le labyrinthe est orthodoxe, rappel clair de la théologie de la Résurrection au travers de la métaphore de Thésée. Il n’est pas très sûr que le O mater Dei memento mei de Gisors le soit vraiment, même si l’anagramme païen de Plantard est des plus suspect.

Qui prie-t-on dans les cathédrales gothiques ? Et jusqu’où ce qu’elles induisent en l’homme permet-il de rencontrer la sainte Trinité ? Mènent-elles l’homme à sa déification – ou à son auto-affirmation ?
Pourquoi ai-je pu prier à Ronchamp et même au plateau d’Assy, ou pire, à Saint-Sulpice, alors que mon cœur est resté sec à Bourges, qu’à Saint-Merry j’ai toujours l’impression de m’asseoir sur une fourmilière et le sentiment qu’à Reims, l’ange souriant a le soleil dans l’œil ?

(A suivre…)
[1] N’oublions pas que Philippe Auguste (et c’est à la fin du XIIe siècle donc bien après Raoul Glaber) fait démolir à Paris deux maisons construites en pierre par des marchands. Seuls le roi, les nobles et les églises ont droit à cette matière – ce qui veut dire que le roi n’y voit qu’un art de guerre, un matériau défensif. Les autres, même riches, n’ont droit qu’au bois et au torchis. Il existe d’ailleurs une étonnante continuité du bois et du torchis dans l’architecture agricole au nord de la Loire et du Danube, du néolithique aux… années 1950 ! Au sud et jusque sur les Causses, on a toujours construit en pierre. Sinon, en roseaux, comme à Sumer. Mais c’est de pierre sèche enchevêtrée et non de pierre taillée et jointoyée.
[2] Qui lui font par exemple prendre un tau antonin pour une marque templière…
[3] Si je parviens un jour à inclure des images – ce que pour l’instant m’interdit le passage par un cybercafé puisque Blogger refuse obstinément de pêcher un fichier sur disquette et que nous autres pauvres clients n’avons pas l’accès au dossier « mes documents », le seul qu’il reconnaît, c’est comme ça et ne se discute pas – je pourrai prouver plus finement sur quoi se base mon opinion.
[4] Voir « Aperçus et considérations sur le ‘réseau fondamental’ des Compagnons tailleurs de pierre de l’ancienne Bauhütte », La Règle d’Abraham n°3, avril 1997 ou sur le site http://perso.wanadoo.fr/jean-michel.mathoniere/html /Articles/reseaux.html
[5] Il s’agit sans doute d’une visée des points invisibles que sont les nœuds, à leurs azimuts extrêmes, comme à Saint-Lizier de Couserans. Voir l’article de Lebeuf, référencé dans mes Impertinentes considérations... Mais il s’y ajoute aussi une visée d’étoile et la légende ne permet pas de la définir.

De routes, de chapelles et de labyrinthe (1)

J’ai feuilleté sur le Net quelques albums photos des pèlerins de Compostelle. Ils m’ont rappelé d’autres routes, d’autres pluies sans abri, d’autres rencontres d’un jour et pourtant pleines d’une amitié dont l’apparence éphémère défie l’oubli. Routards et pèlerins me comprendront. Aimer fait bonne mémoire.
Et c’est une mémoire de pierre et d’herbe, d’arbre et de rocaille, de chemins pentus, de sapins et de chênes, de bories et de chapelles oubliées. Aujourd’hui, sans doute, nul n’y célèbre plus et n’y viennent prier que les fourmis et les sauterelles. Mais ce que l’on y célébrait, avant, n’était si souvent que rites et si rarement présence.
Si par delà nos querelles je garde une gratitude à ma mère, c’est de m’avoir appris à marcher. De ce pas de montagnard ou de paysan, ample et régulier, qui avale les heures sans réelle fatigue et se module selon ce que rencontrent les semelles, asphalte ou caillasse, glaise ou bordure herbeuse, selon la pente ou le plat.

Mais c’était de chapelles que je voulais parler, de leur mémoire plutôt, de fidélités intérieures à déchiffrer. Lorsque je suis devenue orthodoxe, rencontrer une de ces chapelles au hasard du voyage m’était une souffrance sourde, faite à la fois de la certitude d’une porte refermée sur une mémoire qui chantait encore et de la certitude ressentie tout aussi forte de l’incomplétude des prières et des rites vécus dans ces haltes du passé. Non seulement l’incomplétude de la grâce, de la présence divine qui se communique ineffablement, mais plus encore la déformation de l’image de Dieu. Comme si elle s’imprimait dans le cœur avec un tampon usé et tordu qui transforme subrepticement l’icône en caricature. Ou en idole, c’est la même chose.
J’écris ce texte pour ceux de mes amis (et quelquefois de mes ennemis) qui se sont étonnés voire choqués de mon « intransigeance dogmatique », qui m’ont reproché mon « manque de tolérance » si ce n’est d’œcuménisme et qui n’ont pas compris davantage en me voyant du même mouvement plaisanter et partager des agapes avec tous les mécréants imaginables. Cette attitude qui tant étonne est née là, sur le seuil d’oratoires à l’abandon ou de chapelles verrouillées ; aussi ce dimanche à Chartres, montant vers la cathédrale poème de Péguy en tête, en souffle, en rythme du pas, tandis que les cloches appelaient à la grand-messe… une grand-messe d’où j’ai fui un peu plus tard, glacée jusqu’à la moelle et malheureuse comme un chat mouillé. Il y avait pourtant un indéniable effort liturgique dans cette pauvre paroisse chartraine, on y chantait du Gouze et pas du rock, mais pour l’orthodoxe que j’étais devenue, c’était simplement insupportable. L’écorce était là : les textes, les versets de psaumes, le nom du Christ même ; mais en place de l’Esprit Saint, je ne rencontrais que du vide ou de l’humain, trop humain. Comme dans la mémoire réveillée par les chapelles campagnardes. Ce n’est pas une rigidité d’une croyance. C’est l’expérience vécue du retour à l’incomplétude après avoir goûté la complétude.
C’était un 21 juin. J’étais venue en avance car, ce jour là, il était possible d’ôter les chaises et de parcourir le labyrinthe – et je voulais y rentrer si possible la première afin de pouvoir prendre avec quelques amis le rythme de la carole, cette danse médiévale lente et balancée, faite d’avances et de reculs que l’évêque menait sur cet analogon du pèlerinage à Jérusalem. J’avais étudié la géométrie du labyrinthe assez pour le tracer les yeux fermés. Je voulais le vivre dans son canon propre, l’incorporer pour comprendre exactement l’intention des bâtisseurs. Bien évidemment, ce ne fut pas possible, du moins pas jusqu’au bout, car la poussée sauvage et désordonnée des ésotéristes et des niouâgeux ne m’a pas permis de garder le rythme jusqu’au centre. Mais l’expérience fut tout de même très instructive.
Y compris la question, une fois au centre : et maintenant, comment on en sort ?
C’est vraiment un pèlerinage. On y vit intensément, sur un rythme adapté à la longueur du chemin donc rapide pour qui le chronométrerait mais plutôt lent dans la durée intérieure, les épreuves et les joies d’une marche à l’étoile. D’une marche vers la rencontre. A commencer par la confrontation avec ses lâchetés, ses désirs et ses peurs. Tous ses parasites.
Et c’est vraiment un labyrinthe. Même si l’on ne cogne pas au dos du pèlerin qui précède, on ne voit pas au delà du pas suivant. Celui qu’on accomplit mobilise toute la volonté, toute la capacité de libre obéissance. Cela se parcourt comme la vie, comme le temps, à l’aveuglette, dans l’incertitude de ce qui viendra, dans la certitude de la foi – c’est à dire dans la confiance.
Regarder et ressentir ensuite les autres parcourir leur labyrinthe fut une autre expérience. Ils étaient tous là, les gnostiques, les amateurs de courants telluriques, les radiesthésistes, les fous du Tarot, ceux qui cultivaient des certitudes et ceux qui les pourfendaient toutes, ceux qui ne juraient que par Eliphas Lévy et ceux qui inventaient un rituel à la minute, les ascètes et les fumeurs de joints, les yogis et les mages, les druides (reconstitués) et les channels d’extra-terrestres, les lents et les rapides, les joviaux et les coincés, les gros et les maigres, les ours, les loups, les hippopotames, les chevaux fringants et les lévriers racés, tous à piétiner sur un chemin implié, mus par un tropisme commun. Je parle de tropisme car, d’avoir discuté avec eux, je me suis aperçue que rares, très rares étaient ceux qui savaient ce qu’ils venaient chercher là et dont la démarche était pleinement consciente. La plupart suivaient la rumeur des steppes[1].
Encore plus rares ceux qui avaient intégré le fait que ce labyrinthe est tracé dans une église, qu’il a le sens d’un chemin de pèlerinage et que, s’il réactualise la légende de Thésée, c’est dans une perspective chrétienne comme métaphore du salut et de la Résurrection. En un lieu de marche ou de danse priante. Perspective chrétienne déjà fort tordue par le filioque et l’ecclésiologie pyramidale, me dira-t-on et je n’en disconviens pas, mais le pèlerinage, déployé sur de vraies routes ou implié dans le labyrinthe, a toujours eu une place en marge, plutôt du côté des résistances que de la réforme grégorienne[2]. Utilisé comme châtiment pénitentiel, il permettait d’éloigner les trublions, les moutons noirs, du troupeau que les papes et Cluny entendaient faire bêler à l’unisson – mais la marche priante, par ailleurs, tend à faire des hommes libres. Ce n’était pas simple à gérer pour des gens de pouvoir. Même en raccourci fractal sur les dalles de Chartres ou dans une chapelle de Mirepoix.

Comme les écoles gnostiques du temps de saint Irénée, les groupes new age donnent à première vue l’image d’un grand désordre où l’on rencontre tout et son contraire. Mais derrière ce buissonnement, on s’aperçoit que la racine est unique et finalement assez simple à résumer. Les gnoses de l’antiquité tardives étaient des dualismes opposant l’esprit (bon) à la matière (mauvaise) au travers d’une dramaturgie mythique et de techniques d’extases plus ou moins complexes. Les gnoses de notre temps sont aussi des dualismes opposant le mental (mauvais – sous ce terme, il faut entendre les facultés d’analyse rationnelle, le sens de la preuve et la capacité d’argumenter) à ce que l’on pourrait nommer un corps énergétique intuitif (bon – qui rassemble tout ce qui n’est pas mental, de la conscience du corps à des formes d’extase). Mais comme ce qui est projeté du côté du bien est fort complexe et protéiforme, elles se perçoivent fallacieusement comme des monismes que le mental honni générateur d’illusion empêcherait de voir. Au demeurant, gens charmants tant qu’on ne les contredit pas et qu’on approuve leur discours de mythopoièse permanente et plus ou moins talentueuse. Tout est permis, sauf le doute – puisqu’il relève du mental…
L’erreur inverse serait de nier systématiquement les vécus dont ils témoignent, de les mettre sur le compte d’une manipulation de guru (il y en a, et d’âpres luttes de pouvoir, mais pas forcément là où les voient les gens rationnels et de sens rassis), d’une hypnose, d’une perte de repères psychosociologiques ou de l’influence du Malin au premier degré, comme les juges du XVIIe siècle fantasmant la « synagogue des sorciers ». Il s’agit surtout d’un déséquilibre. A force de refuser la raison et de développer conscience du corps et intuition, la nature humaine, bonne fille, répond. Mais imaginons un culturiste qui ne travaillerait que son bras gauche ! Si le Malin trouve une occasion, c’est dans ce déséquilibre. Mais c’est bien le potentiel naturel de l’homme qui est ainsi anormalement développé et, sous prétexte d’harmonie, mis en dissonance avec lui-même.
Et à qui conclurait que ce diagnostic montre bien l’intolérance chrétienne, je suggère de se rendre toutes affaires cessantes sur le site de Florence Ghibellini, bouddhiste pratiquante du dzogchen tibétain, et de lire dans la rubrique articles celui qui s’intitule La niaiserie dans les milieux spirituels.

On l’aura compris, mes réticences à l’égard tant de l’Eglise romaine que du new age sont d’abord et avant tout le fruit d’une expérience vivante. Ou comme le disait un évêque de ma connaissance (avant de mal tourner mais, comme dirait Kipling, ceci est une autre histoire), « les dogmes ne sont pas faits pour être crus, ils sont faits pour être vécus ». Le problème, c’est que si on les énonce de travers, si on s’éloigne de la révélation ou de ce que Maxime Kovalevsky nommait « le fil d’or de la tradition », ou si on la remplace par un pur imaginaire, on induit des vécus mortifères. C’est la seule et unique raison de mon « intransigeance ».

(A suivre)
[1] Radio cocotier, dirait une amie de Guadeloupe.
[2] La métaphore de Thésée, c’est manière subtile de garder l’allusion à l’icône de la Résurrection au moment où elle disparaît des fresques et des prêches autorisés par Rome au profit d’un salut désincarné et plus incertain.