Sunday, January 24, 2010

Identités 2

La mémoire toutefois ne suffit pas à faire un peuple et les racines ne sont rien si ne poussent ni tronc ni branches. Je n'aime pas l'expression « de souche » : la souche, c'est ce qui reste de l'arbre coupé donc mort et les surgeons qu'elle donne ne font que broussaille désordonnée. Elle n'a d'autre utilité que de fournir un siège improvisé voire une table au randonneur qui déballe son pique-nique, elle encombre le terrain défriché et empêche les labours. Nous dire « de souche » serait nous enfermer dans un passé révolu, nous fossiliser même. Je me préfère d'arbre vif avec de fortes racines qui nourrissent feuilles, fleurs et fruits.
Peut-être le désarroi identitaire actuel tient-il d'abord au passage d'une civilisation agraire encore largement dominante avant la seconde guerre mondiale à une société principalement urbaine et technologique. Quand Camara Laye décrit dans L'enfant noir les moissonneurs de riz de Haute-Guinée, on n'est pas loin de La billebaude et des faucheurs de blé de l'entre-deux-guerres : même alignement des hommes au bord du champ, même avancée en rythme. On pense aux fresques égyptiennes qui alignent aussi des moissonneurs et leurs faucilles. Aussi particulières, originales, que soient les diverses cultures issues de la révolution néolithique, si particulières que l'on reconnaît immédiatement un pays, un pagus, à sa façon de bâtir ou de créer des haies, elles ont en commun que les hommes se connaissent, voisinent intimement, tissent un réseau de solidarités et de hiérarchies qui limitent les passions et forcent à la maîtrise de soi. Les sauvageons de nos banlieues ont en commun avec les apaches des débuts du XXe siècle d'être des déracinés de seconde génération. La race n'y fait rien mais la déculturation, la perte de repères est la même. Les parents ne pouvaient guère transmettre ce qui leur avait été inculqué dans un réseau clair de devoirs et de droits plus coutumier que légaliste, une fois ce réseau disparu du fait de l'exode rural ou de l'exil. La chaleur ambiguë de la bande criminelle remplace (mal) le tissu social paysan. Le village perdu se prolonge en mafia.
La ville prédispose à l'anomie. Elle n'ordonne que des ensembles supposés homogènes, des îlots entre les rues, des perspectives pour le regard, privilégie l'entassement vertical. C'était déjà vrai dans l'antiquité. Les structures traditionnelles de solidarités et de hiérarchies fondées sur la famille élargie ne peuvent s'y maintenir et cèdent place dès l'antiquité profonde à des clivages qui favorisent les hiérarchies mais restreignent les solidarités. Plus elle s'accroît, plus la ville sécrète l'anonymat, la solitude, l'indifférence, plus les droits revendiqués l'emportent sur les devoirs. L'ordre n'ayant plus pour base la longue mémoire ou la coutume dépend du consensus et doit s'expliciter en lois. En un premier temps, l'identité vacille.
En un second temps, le sentiment d'appartenance se recompose et la ville devient une mosaïque de villages, de quartiers, de voisinages où se reforment des solidarités spontanées. Dans les années 1950, ce processus avait atteint en France un équilibre rare. Les « trente glorieuses » ne furent pas seulement des années de croissance économique mais aussi celles où l'on pouvait croire le tissu social suffisant à faire vivre. Mon enfance urbaine et provinciale en témoigne : les élèves du primaire allaient seuls à l'école, surveillés du coin de l'œil par une chaîne bénévole de boutiquiers, l'épicière, la boulangère, le commis du poissonnier, qui n'auraient pas manqué d'intervenir et de prévenir parents, instituteurs et policiers en cas de pépin. Ce qui voulait dire que toute la rue savait qui était qui. Ce qui signifiait aussi que le droit écrit, explicite, se doublait d'un droit coutumier tacite échafaudé au fil des jours et des générations.
Le sentiment d'appartenance ressemblait aux poupées russes. Tous français selon l'école et lorsqu'il fallait se différencier des pays voisins mais d'abord de sa province jamais éradiquée malgré la république, de sa ville, de son quartier surtout – et le quartier se confondait avec la paroisse. Seuls les HLM construits en lisière portaient le nom d'ancien lieux-dits comme Aubépins ou Fontaine-aux-loups. Ai-je pu rêver sur ces loups avant qu'on y bâtisse ! (1) Il en va de même à Paris des stations de métro qui seules témoignent qu'il y eut une vie avant Haussmann. Changer de quartier, c'était s'exiler. Personne ne vous connaissait plus et vous ne saviez rien de votre nouveau voisinage.
Ce tissu social de quartier a disparu avec les supermarchés et les distributeurs automatiques. Banalité ? Sans doute. Mais avec lui s'est envolé le second mode de socialisation lentement élaboré depuis Uruk et Sumer, le volet urbain du temps long, un mode qui s'appuyait sur la proximité dans l'espace. Aujourd'hui seuls le travail et certaines activités de loisir rassemblent les hommes, sans laisser le plus souvent le temps d'aller au delà des tâches accomplies en commun. Que sais-je de mes collègues ? Que savent les uns des autres les habitués d'un cours de tai ji ou d'un club d'échecs ? Infiniment moins que ne savaient les voisins d'un quartier dont les enfants fréquentaient les mêmes écoles, qui se retrouvaient quotidiennement chez le boulanger ou l'épicier, au bistro, au lavoir, à la fontaine. Maffesoli a beau jeu de parler de « tribus » unies par un centre d'intérêt. Il faudrait plutôt les voir comme une socialité résiduelle, éclatée et désormais, avec Internet, virtualisée.
Socialité résiduelle car ces « tribus » n'unissent pas les générations et permettent peu les transmissions : elles introduisent dans nos cultures un clivage par classe d'âge qu'ignoraient nos ancêtres et qu'on ne trouve d'ordinaire que dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs ou d'agriculteurs sans urbanisation. Mais ces classes d'âge qui se forment aujourd'hui spontanément le font à rebours des structures traditionnelles. Au lieu d'inclure par une initiation, elles se fondent sur l'exclusion de l'autre. D'où, par parenthèse, de grandes peurs fantasmatiques de la transgression de ces limites tacites qui seules expliquent le monstrueux cafouillage du procès d'Outreau.


(1) On n'en vit jamais la queue ni les oreilles, d'autant moins qu'il s'agissait peut-être de péages gaulois à la lieue transformés par l'usage.

Thursday, January 07, 2010

Identité

Je n'ai pas jusqu'ici participé au « grand débat » sur l'identité nationale. Outre la crainte d'une opération de propagande comme il en pleut à verse depuis les dernières élections présidentielles, l'intervention de Léon Poliakov lors d'un des premiers colloques de Politica Hermetica au début des années 90 me hante. En substance, Poliakov nous avertissait qu'à trop insister sur l'universel au nom de la lutte contre le racisme et ce qui lui ressemble, on risquai d'aller trop loin, d'entrer dans le déni du besoin d'identité des peuples et que les fruits de ce déni seraient amers et violents. Le retour du refoulé se fait rarement dans le calme. Ces dernières années ont vu une dérive plus perverse qui prenait en apparence au sérieux l'avertissement de Poliakov : au nom du « droit à la différence », on acceptait de penser l'identité à condition que ce soit celle de l'autre tout en accentuant le refus de ses propres racines. Lequel autre, ainsi flatté et victimisé du même discours, ne pouvait qu'entrer dans une haine « dialectique » artificiellement attisée. Des années de déni chez les « intellectuels » médiatiques et germanopratins pour aboutir, in fine, au désarroi d'un « débat » de plus en plus sans queue ni tête, montagne de parlotte qui n'accouchera que d'une souris maigre, quelle dérision !

Mais la votation suisse rejetant les minarets comme le sondage BVA selon lequel 64% des Français rejettent l'islam donnent un aperçu de la profondeur du malaise. Le refus du journal commanditaire de publier ce sondage au nom de toutes les bonnes intentions que l'on voudra ne peut d'ailleurs que jeter de l'huile sur le feu. C'est de la systémique basique, celle de la cocotte-minute : si l'on ne permet pas à la vapeur de s'échapper et de réguler ainsi la pression, elle explose. Mais une logique de déni ne permet pas de tolérer le moindre jet de vapeur. Donc ça explosera. Qu'importe que je ne puisse prévoir ni quand ni comment.

Pourquoi ce déni ? Comment nos « élites pensantes » en sont-elles arrivées là ?


Qu'est-ce que l'identité ? Qu'est-ce qui me permet de rester identique à moi-même et de me reconnaître ? Mon nom ? Avec Internet, j'en change à volonté, je peux multiplier les pseudos, les avatars, jouer avec les noms et les visages sans cesser de me savoir moi-même. La vieille mystique du nom qui durait depuis Sumer a éclaté dans le monde virtuel, le nom fait désormais partie de la carte et non du territoire ; mais en se déréalisant, en se décollant de l'être, le nom devenu multiple accentue ce que notaient déjà les philosophies orientales, l'impermanence du psychisme et de la personnalité. Les savoirs évoluent en moi, mes goûts changent, mes idées, mes croyances, mes gestes spontanés se transforment. Truisme. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »

Si l'on en conclut que seul demeure immuable un substrat abstrait, l'Un de Plotin, l'Etre sphérique de Parménide,l'Atman des Upanishad, il ne reste plus de place pour l'identité, pas plus individuelle que culturelle. Le je n'est plus qu'illusion, accident grammatical comme diront aussi les positivistes du XIXe siècle. Accident grammatical ? Comment expliquer alors que toutes les langues comportent, d'une manière ou d'une autre, le je et le nous au moins par la conjugaison des verbes, comme sujets de l'action ?

Parallèlement au déni politique d'identité, on a vu des élites un peu plus universitaires que germanopratines s'acharner à déconstruire le sujet. C'est Foucault proclamant la mort de l'homme après celle de Dieu, René Girard fondant le social sur la mimesis, concept que Borch-Jacobsen et Chertok pousseront à l'extrême jusqu'à refuser la notion d'individu. « Je est un autre », disait Rimbaud. L'analyse girardienne du bouc émissaire, par ses implications morales, a sans doute nourri le déni d'identité dans une sorte de réflexe panique : si le nous se fonde sur l'expulsion sacrificielle de l'autre, alors diluons ce nous afin de ne plus trouver d'autre. Concrètement, car le retour du refoulé semble une incontournable loi de la nature, cela se traduira par le lynchage médiatique de toute voix non-conformiste. Bel exemple d'expulsion du bouc émissaire, belle illustration des thèses mal comprises de Girard !

La déconstruction du sujet prônée par Borch-Jacobsen rencontre étrangement la doctrine libérale voire libertarienne en économie. A première vue, elles devraient s'exclure puisque l'école autrichienne représentée par Hayek ou Mises s'appuie sur une exaltation du sujet libre et responsable dont l'interaction contractuelle avec ses semblables engendre la « main invisible » du marché. Le paradoxe n'est qu'apparent. L'homme libre du libéralisme est une sorte de sujet kantien abstrait, interchangeable, un sujet sans subjectivité comme Claude-Claire Kappler et moi-même l'avons déjà noté, sans racines, sans enfance, sorti tout adulte et réduit à sa seule rationalité non de la tête de Zeus mais de celles de Hobbes et surtout Locke. Or la déconstruction qu'opère Borch-Jacobsen, si elle fait de chacun le miroir de son entourage, tend aussi à l'abstraction du sujet devenu illusoire. Que reste-t-il ? Le jeu muable des envies et des modes, celui que raillait Gustave Thibon quand il disait : « Etre dans le vent, une ambition de feuille morte. »


Je relis tous ces jours – il faut toujours relire – La Billebaude d'Henri Vincenot, mon presque pays. Presque : il est de la Bourgogne du nord, de l'arrière-côte brumeuse et froide qui frôle la Puisaye de l'ami Bertrand Meheust et je suis née au sud, à Chalon, l'illustre Orbandale des romans médiévaux. Son terroir regardait vers Dijon, le nôtre vers Lyon. Ils étaient au duc, nous au comte. Et comme il le dit lui-même, plongeant dans la grande mémoire de l'histoire immobile, nous étions éduens et eux mandubiens. Plus lointainement encore, ils étaient de pure civilisation danubienne où l'on élève les vaches et cultive le seigle et le blé. Chalon, « ville du midi égarée dans les brumes du nord », regarde vers la civilisation méditerranéenne, celle du mouton, de la chèvre et des jardins et vergers. De ces deux univers culturels qui remontent au néolithique, la Bourgogne représente les marches, la frontière linguistique y zigzague et les échanges auraient du, selon l'idéologie à la mode, en gommer les différences, l'uniformiser. Ouiche ! Où que l'on soit, on se sait à vache ou à vigne comme du nord ou du sud, sans erreur ni animosité. Même une pièce rapportée comme moi, avec un grand-père paternel ventre-à-choux qui me valut au lycée le surnom de Chouanne (je m'en étais inventé un ex-libris en forme de chouette stylisée dont j'ornais tous mes cahiers), une grand-mère issue pour moitié du Limousin, occitanie du nord, et pour l'autre de Comtois exilés au XVIe siècle pour se faire vignerons à Gergy, un grand-père maternel descendant de macaronis toscans et une grand-mère bressanne dont le nom suggérait des ancêtres roussillonnais. Mais je suis née aux portes de l'illustre Orbandale...

Ce n'est pas le « droit du sol » qui me fait bourguignonne en plus de mes racines ancestrales mais la magie du sol, celle que reconnaissaient les Romains en parlant de genius loci. Le « droit du sol » est une ânerie, une abstraction qui ne vaut que dans l'univers artificiel de la bureaucratie, qui correspond aux frontières tracées sur les cartes par des gens qui ignorent tout du territoire. Le génie du lieu, sa mémoire, n'a de sens que vécu, ressenti, transmis à travers un art de vivre, un légendaire oral qui donne saveur à la moindre pierre, un langage de terroir.

Parfois je pense à Rachida Dati – ma payse elle aussi par son enfance à Chalon. Elle a fréquenté les mêmes écoles que moi, sauf en primaire puisque j'étais de Saint-Vincent et elle de la Fontaine-aux-Loups. Si je lui criais « réchaque ! », saurait-elle par réflexe lever les mains pour attraper au vol ce que lui aurais envoyé ? Et si, en guise de critique politique, je la traitais de beuzenotte, verrais-je son nez s'allonger comme celui de Sa Majesté Cabache ? Si oui, elle serait vraiment ma payse, la pièce rapportée de terres encore plus lointaines que celles de mes ancêtres !

Identité. Etre identique à soi par delà tous les changements suppose une longue mémoire, une transmission qui dépasse l'individu. Je suis moi-même parce que je fus engendrée. C'est ce que n'ont jamais compris les théoriciens du libéralisme et, par delà, les modeleurs dans leur tête de sociétés a priori idéales, les fabricants d'idéologie. De Rousseau à Frédéric Bastiat, de Platon à Mises ou Hayek, c'est toujours la même erreur : raisonner sur l'homme comme s'il surgissait d'un moule tout adulte et instruit, interchangeable. Au moins Engels et Freud qui en avaient vaguement conscience ont-ils fantasmé des ancêtres primitifs, même si l'archéologie récuse leurs imaginations.

(à suivre)