Il arrive que l’on rate la sortie
d’un livre essentiel et qu’on ne le découvre que des années plus tard au hasard
d’une fouille chez un bouquiniste. C’est ce qui vient de se passer pour moi
avec l’ouvrage de Lyall Watson rédigé en 1979, La marée de la vie[1]. Le
regard qu’il porte sur l’évolution des espèces est si particulier bien qu’il
admette le darwinisme sous sa forme sans doute la plus extrême, celle du gène
égoïste, si intelligent que chaque page plonge le lecteur dans des abîmes de
réflexion. J’ai toujours apprécié qu’un auteur me donne à penser et je crois
que c’est le plus beau cadeau que l’on puisse faire à l’homo sapiens. Je l’ai
déjà dit plusieurs fois en hommage à Aimé Michel mais je ne radote pas en
reprenant ces mots, j’enfonce le clou. Il ne s’agit pas tant de se gaver de
données que de les organiser comme on tisse des perles, en un motif à la fois
cohérent et ouvert sur d’autres aspects du réel.
Dans les pages 101 à 104, Watson
s’interroge sur les fondements de l’identité et sur l’apparition de ce que l’on
pourrait nommer des proto-pluricellulaires, bactéries sociales Chondromyces aurantiacus et amibes Dictyostelium discoideum. Dans les deux
cas, tant que la nourriture abonde, il ne se passe rien de très intéressant. Broute,
broute, broute… et chez les amibes, chacune pour soi. Mais dès qu’elle vient à
manquer, dès que la pénurie s’installe, alors intervient une coopération, une
stratégie de groupe qui permet de passer outre. Les bactéries édifient ensemble
une sorte de tour haute de plus de mille fois leur taille qui servira de
propulseur pour éjecter au loin, très loin à l’échelle bactérienne, de petits
spores qui libèreront des milliers d’entre-elles et reconstitueront des
troupeaux. Les amibes se regroupent et se spécialisent jusqu’à former ensemble
un être composite aux fonctions différenciées, plus sensible à l’environnement
que l’amibe isolée, le grex, qui
permettra lui aussi de se déplacer plus vite, plus loin et de libérer des
spores. « Ce n’est pas la nourriture qui conduit l’amibe d’un sol visqueux
à se socialiser », écrit Watson. « Les amibes peuvent se nourrir tout
aussi efficacement, peut-être même plus, lorsqu’elles demeurent petites et
isolées. C’est en réalité par manque de nourriture que s’établit la chaîne de
relations sociales. »
Encore plus étonnant, le
« cri » moléculaire qui rassemble les amibes autour des premières qui
ont ressenti le manque, le monophosphate d’adénosine cyclique ou AMP cyclique,
est aussi le marqueur chimique des bactéries qui leur servent de nourriture et
« un messager intracellulaire dans tous les organismes, même chez l’homme.
Il sert de médiateur entre les hormones qui atteignent la barrière cellulaire
et les enzymes qui se trouvent à l’intérieur. » Watson dérive ensuite vers
la construction du système immunitaire, la reconnaissance de l’autre et de soi.
Mais je me demande si sa présence n’introduit pas chez les organismes plus
évolués un modèle de comportement analogue à celui des amibes ou, si AMP
cyclique n’en est plus le vecteur, si ce modèle n’est pas mystérieusement
inscrit dans la vie même. Car on le retrouve dans l’humanité.
Quelles sont les sociétés les
plus anomiques, les plus individualistes ? La ville, en période
d’abondance. C’est vrai de la période hellénistique prolongée par et dans
l’empire romain. C’est vrai des cités italiennes de la Renaissance. C’est vrai
en France du second empire et de l’Europe quasiment jusqu’à nos jours si l’on
excepte les temps de guerre. C’est vrai des Etats-Unis entre la guerre de
sécession et la crise de 1929 puis de la fin de la seconde guerre mondiale
jusqu’à ces dernières années. On en trouverait sans doute d’autres exemples
mais je connais plus mal la périodisation des vieilles civilisations
asiatiques. Il n’est pas anodin, dans cette perspective, que les théories
libérales soient apparues au moment où la sortie du Petit Age Glaciaire
permettait de meilleures récoltes, où la révolution industrielle s’annonçait,
où la classe moyenne s’étoffait au propre comme au figuré.
La crise, la vraie, la terrible,
celle qui fait basculer les peuples de l’abondance à la misère comme on le vit
en 1929 et jusqu’au New Deal de
Roosevelt, celle que l’on impose à la Grèce aujourd’hui et dont on nous menace
jour après jour, serait-elle un chemin de resocialisation ? En d’autres
termes, génère-t-elle des solidarités au lieu d’une simple lutte pour la survie
où les « forts » l’emporteraient sur les faibles comme dans
l’illusion du darwinisme social ? C’est ce qui semble se faire jour en
Grèce où les solidarités familiales se renouent, où semble apparaître de
l’inventivité dans de petits groupes. Il serait intéressant de voir sur quels
critères l’ont s’assemble ou l’on s’exclut. En France, les élites culturelles
poussent au communautarisme ethnique tout en le repoussant avec les cris de
Tartuffe : cachez ce racialisme que je ne saurais voir ! Mais je ne
suis pas sûre que cela devienne la seule base de solidarités réelles,
l’idéologie étant toujours plus pauvre que les stratégies de la vie.
Aujourd’hui, tout le monde le
sait, tout le monde en parle, une oligarchie mondialisée tend à niveler les
peuples vers le bas afin de s’assurer de plus vastes profits et à détruire par
là même la diversité des cultures, à commencer par ce marqueur d’identité
évident qu’est le vêtement. Derrière cette façade de lutte des classes, de
marxisme inversé, se cache une autre lutte dont on ne sait si elle
instrumentalise les nations au profit de grands groupes industriels ou s’il
reste quelque chose du patriotisme de grand-papa, celle pour s’assurer le
contrôle des énergies et des matières premières. Une stratégie de puissance
dans un contexte de pénurie anticipée. La crise n’est rien d’autre que la
confluence de ces deux combats titanesques[2] et,
comme l’a très bien vu Alain de Benoist[3], il
s’agit d’un seuil structurel plutôt que d’une flambée conjoncturelle. Or l’une
des leçons de l’histoire, c’est qu’une oligarchie à elle seule ne saurait
engendrer une civilisation. Les seules qui réussirent, Carthage, Gênes, Venise,
régnaient sur des cités et se sont englouties dans l’impérialisme. Les empires
qui tiennent la durée ont d’abord une structure militarisée et ne se déploient
qu’avec l’abondance. Les effondrements ont toujours suscité des « périodes
intermédiaires » avec des regroupements plus restreints, des clans, des
seigneuries ou des royaumes dans lesquels le sentiment d’appartenance, la
réciprocité des engagements et l’affectivité sont particulièrement puissants.
Quelque chose comme des grex
humains ?
Acceptons-en l’augure pour sortir
de la crise actuelle.