Saturday, December 14, 2013

Un livre essentiel d'Alain de Benoist

Alain de Benoist, Les Démons du Bien : Du nouvel ordre moral à l’idéologie du genre, Essai, éditions Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2013.

Ce qu’il y a de bien, avec Alain de Benoist, c’est qu’il est puissamment intelligent. Donc, lorsqu’il fait paraître un nouveau livre, on y trouve toujours du grain à moudre, de quoi nourrir sa propre réflexion et le dernier paru n’y contrevient pas. La première partie de l’ouvrage, intitulée « Le nouvel ordre moral » montre comment la logique libérale et son processus universel de marchandisation a inversé l’ancienne morale mais pour aboutir à une emprise beaucoup plus puissante sur l’ensemble des comportements. La niaiserie et le psittacisme remplacent la pensée, le compassionnel et la victimisation généralisée remplacent l’attention concrète aux hommes concrets, sans oublier toutes les contradictions de tant de bonnes intentions (dont il ne faut jamais oublier qu’elles pavent l’enfer) qu’il croque avec verve : « On achète des voitures ‘écologiques’ sans s’interroger sur l’utilité même de la voiture (ou sur le fait qu’un million de voitures peu polluantes pollueront toujours plus que cent voitures traditionnelles). » Plus en profondeur, il s’interroge sur le refus de la discrimination, terme qui désignait à l’origine une opération intellectuelle visant à distinguer les uns des autres les êtres et les choses et devient aujourd’hui l’immoralité suprême, le mal en soi. Cela fait longtemps qu’Alain de Benoist monte au créneau contre le refus de l’altérité et la recherche effrénée du semblable, du même. Il introduit dans ce texte préliminaire un nouveau concept, celui de mêmeté. A défaut d’être euphonique, ce néologisme frappe l’esprit et, si l’on abrite comme moi les démons de la SF et de la BD, évoque les êtres quasi transparents ou mercuriels, interchangeables, foules où rien ne distingue l’un de l’autre qu’on trouve parfois associés aux déserts extraterrestres ou aux cavernes démoniaques. Reprenant le concept de Nouvelle Classe, il note qu’elle « entend domestiquer le peuple parce qu’elle en a peur, et elle en a peur parce que ses réactions sont imprévisibles et incontrôlables. Pour remédier à cette peur, elle cherche à en inculquer une autre au peuple : la peur de déroger aux normes, de penser par soi-même, de se rebeller contre le désordre établi. » La suprême habileté des nouveaux moralistes : faire appliquer la censure par les censurés eux-mêmes, qui l’intériorisent.
La seconde partie décrit ce qui pourrait être l’apogée de l’indifférenciation, la construction dans les milieux féministes américains de « L’idéologie du genre ». Cela commence par un assez bref historique du mouvement féministe tel qu’il s’exprime surtout en Amérique du nord (Etats-Unis et Canada) et en France. Alain de Benoist souligne les divergences internes entre féministes différentialistes et féministes égalitaires, les contradictions et les excès qui, comme toute hubris, aboutissent au ridicule. En écho, relire le vieux Blaise : « L’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange » – par exemple en déclarant que toute forme d’hétérosexualité est une aliénation de la femme, sans même parler de la maternité – « fait la bête » ! Sans reprendre l’analyse très détaillée qu’il fait de ces mouvements et de leurs débats souvent assez âpres, mieux vaut laisser au lecteur le plaisir de les découvrir et d’en goûter tout le suc dans le livre, notons tout de même que, loin d’aboutir à une ligne politique claire et à un projet de société cohérent, le féminisme lorsqu’il se radicalise devient un haut lieu de la cacophonie. J’aurais parfois la dent plus dure que lui dont on sent qu’il se borne souvent à en rire mais c’est peut-être que, dans son adolescence de garçon, il n’a pas goûté la férocité des luttes entre filles, certes comme il le note le plus souvent verbales – il est rare qu’on aille jusqu’à la gifle – mais plus mortelles que les coups de poing.
En 1972, il le rappelle, une partie de ce mouvement féministe adopte la distinction établie par le psychanalyste Robert J. Stoller entre sexe biologique et genre à partir de l’étude clinique des transsexuels. Comme trop souvent en psychologie depuis Freud, on part donc de cas marginaux, voire pathologiques, pour généraliser à l’ensemble de la population et juger des usages et des cultures à cette aune. L’idéologie du genre va se traduire par des revendications politiques de plus en plus éloignées des luttes pour l’égalité des salaires ou l’accès aux postes de responsabilité ; ces revendications nouvelles serait plutôt d’ordre moral, intellectuel, linguistiques et toutes vont dans le sens d’une indifférenciation des êtres.
Après avoir rappelé de l’idéologie du genre qu’elle est volonté de séparer totalement le social du corps, de nier les déterminismes naturels et de considérer les déterminismes sociaux comme infiniment remodelables, Alain de Benoist passe à la critique de cette idéologie, s’appuyant aussi bien sur les données de l’ethnologie que sur celles de la recherche biologique la plus pointue. Les résultats de ces tests scientifiques lui permettent de démontrer que la part indéniable du social dans la distribution des rôles entre les sexes s’adosse bel et bien à une réalité biologique, ce qui d’ailleurs pose autant de questions que cela n’en résout mais peut-être n’était-ce pas le lieu de les approfondir dans un livre fait pour combattre une idéologie décollée du réel et, par là même, susceptible d’entraîner d’incalculables désastres. Ajoutons que la qualité des références s’accompagne souvent d’un humour ravageur, ce qui ne gâche rien.
J’aurais plus de réticences quant au chapitre intitulé « une nouvelle guerre des sexes ». Pour l’essentiel, Alain de Benoist y reprend la critique très juste d’un monde en voie de féminisation dans lequel disparaît la masculinité, critique qu’ont pu déjà énoncer des auteurs comme Michéa qu’il cite beaucoup, Alain Soral ou Eric Zemmour. Mais où a-t-il pris par exemple l’entrée massive des femmes dans le monde professionnel à partir des années 1970 ? Les femmes ont toujours travaillé, sauf les grandes bourgeoises de la Belle Epoque qui pouvaient s’ennuyer dans leurs intérieurs parce que gouvernantes, cuisinières et petites bonnes entretenaient la maison. Et les femmes du peuple, ouvrières ou dactylos, ne s’arrêtaient que pendant les quelques années où tous leurs enfants étaient en bas âge. Dans le monde paysan qui fut celui de la France jusqu’à la seconde guerre mondiale, les femmes avaient en charge la maison et son espace proche, potager, verger, basse-cour, animaux de garde et en tiraient leurs propres revenus. Dans les villes depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, on trouve des commerçantes, des tisserandes, d’autres artisanats où les femmes tenaient leur place. Et si certains métiers leur furent interdits au XIVe siècle finissant, cette interdiction même prouve qu’elles les exerçaient auparavant ; d’autre part, ces interdictions s’inscrivent dans la nécessité de reconstruire le monde détruit par la grande peste, de reconstituer des savoirs et des savoir-faire et de protéger celles par qui passait forcément la régénération démographique. Le « monde professionnel », mon cher Alain de Benoist, commencerait-il avec les cadres ?
Il cite beaucoup Darwin et Freud dans ce chapitre, Darwin et Freud qui se sont certes appuyés sur la science de leur temps mais nous avons avancé depuis la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, trois ou quatre grandes théories tentent d’expliquer la complexification croissante de l’écosystème depuis l’apparition de la vie et les découvertes se succèdent à un tel rythme qu’on ne peut plus tout ramener à quelque avantage « adaptatif » ou reproductif. Par exemple, alors que le néo-darwinisme de stricte obédience implique des mutations génétiques s’opérant au hasard, les études les plus récentes montrent que ce n’est pas le cas, qu’elles se produisent le plus souvent en réponse à une altération du milieu et que, d’autre part, la transformation se fait beaucoup plus vite que ne le prévoyait la théorie. Cela passe évidemment par la reproduction mais ce n’est pas par une quelconque sélection naturelle. Les processus semblent beaucoup plus complexes. Quant à la psychanalyse, pratiquement toutes les bases neurologiques sur lesquelles s’appuyait Freud ont été revues et largement corrigées au point que, privée de son ancrage biologique, elle n’est plus qu’une idéologie sans racines. S’y référer comme à un acquis indépassable ne peut qu’affaiblir le raisonnement. Dommage, car il faudrait aller plus loin dans l’analyse de cette dévirilisation qui se traduit aussi par une perte de fécondité biologique masculine qu’on attribue à de nombreuses causes, en général à la pollution chimique ou électromagnétique. Il serait intéressant d’étudier les liens entre cette altération du sperme et la dévirilisation idéologique. Il faudrait aussi noter que cela ne vaut que pour ce qu’il est convenu d’appeler l’occident, Europe et Amérique du nord. En Inde, le déséquilibre démographique le plus inquiétant est au contraire une sur-virilisation, avec l’avortement sélectif des filles et l’augmentation corrélative des violences.
Peut-on parler de féminisation de la société ? En Amérique du nord, sans aucun doute mais elle ne date pas d’hier. Une de mes amies qui a longtemps vécu aux Etats-Unis me faisait remarquer il y a quelques années que, sans le savoir, les WASP alors dominants se soumettaient aux fonctions que les Amérindiens avaient attribuées aux divers lieux. Ainsi Manhattan restait un sas, une porte d’entrée. Ainsi Los Angeles, où les Amérindiens allaient déposer leurs maladies en particulier mentales, s’en débarrasser, est-elle devenue à la fois le lieu de prolifération de toutes les folies et d’obsession de la psychothérapie. Or chez les sédentaires cultivateurs de maïs, Hopis ou Navajos, le système de parenté est matrilinéaire et matrilocal. L’homme va vivre chez son épouse. Pour les effets psychologiques sur les mâles, je renverrais à l’un des classiques de l’ethnologie, Soleil hopi*. D’autre part, chez les Indiens des plaines, on trouve toute une tradition de l’inversion, du changement social de sexe, ritualisée dans ces cultures traditionnelles. L’actuelle féminisation d’une partie des USA correspond assez bien, dans ses revendications comme dans ses effets, à un retour vers ce mode sociétal amérindien. Le plus étonnant, d’ailleurs, c’est que les anciens conquérants puritains marqués par le patriarcat biblique ou venus de cultures machistes comme en Italie se soient transformés comme s’ils étaient imprégnés à leur insu de l’inconscient collectif des peuples autochtones qu’ils avaient largement exterminés. Il y a là un phénomène qui mériterait une étude plus poussée. En Europe, les choses me semblent plus complexes et plus lentes à bouger en dehors de la mince pellicule de journalistes, de politiciens et d’universitaires de l’EHESS qui parle très fort et imagine des lois dans une indifférence de plus en plus coléreuse de « la France d’en bas ». Elisabeth Badinter a le verbe haut, mais qui l’écoute ?
En dehors de ces quelques réserves, je ne saurais trop recommander la lecture de ce livre, une des meilleures et des plus intelligentes synthèses sur l’idéologie du genre. Et surtout Alain de Benoist a su relier les dernières folies de nos ministricules, comme le « mariage pour tous », à l’hédonisme narcissique requis par le libéralisme financier et la marchandisation de tous les échanges, de tous les aspects de l’existence sous sa férule. A méditer longuement.

* Don C. Talayesva, Soleil Hopi. L'autobiographie d'un Indien Hopi, Librairie Plon, Collection Terre Humaine, Paris, 1959

Friday, November 29, 2013

Il y a toujours un dernier des Mohicans



Quand une idéologie se délite ou qu’une civilisation bascule, il y a toujours quelqu’un pour leur rester fidèle et, de ce tison mal éteint, une flamme peut rejaillir plus tard, ailleurs, sous d’autres formes. Parfois, je me sens la dernière des Mohicanes de la révolution néolithique, de ce monde paysan fait de champs, de troupeaux, de clans familiaux dans lesquels tout macère, la tendresse et la frustration, la générosité et la méchanceté, l’alcool de fruits, de grains ou de miel, l’honneur conforté du regard des autres. En un siècle et demi, ce monde s’est peu à peu effacé. Aujourd’hui, peu de jeunes des villes ont encore un grand-père vivant à la campagne et les vieilles demeures familiales sont devenues résidences secondaires des cadres de l’industrie ou de la finance. La perception de l’espace a changé. Lors de la sédentarisation, dès le néolithique précéramique, l’humanité était passée de l’itinéraire de nomadisation qui suivait une ligne sinueuse au travers des repères du paysage à la surface du champ délimitée par des pierres de bornage, à la cité enclose en ses murailles, à la nation dont le territoire s’étend entre des frontières. Dans cet univers paysan, la spatialisation du pouvoir et de l’identité collective va de soi. Il n’y a de géopolitique actuellement que parce que les entités politiques, les cités, les Etats quel que soit leur régime et finalement les ensembles culturels s’inscrivent dans un espace continu. Une partie du malaise et des diverses crises identitaires qui accompagnent la mondialisation vient peut-être d’une remise en question dans les faits, mais impensée, de cette spatialisation du pouvoir, de l’identité et de la culture.
Dans la sphère économique, le regroupement des entreprises et sociétés en entités multinationales avec leurs propres hiérarchies, leurs propres logiques, les met de fait hors du droit, lequel est toujours attaché aux structures étatiques territorialisées, les place donc hors de toute autre régulation externe que le marché. Un salarié se trouve de facto confronté à une double appartenance, une double exigence de loyauté qui peut aller jusqu’à une double identité. La presse en témoignait sans même s’en apercevoir lorsqu’elle disait « les Moulinex » au moment de la cessation d’activité de la société. Les Moulinex, comme on aurait pu écrire les Parisiens ou… les Français. Il faut tout de même souligner le caractère éminemment schizophrénique d’une identité multiple, fût-elle collective, et se demander aussi ce qui peut se passer en cas de conflit entre les deux structures. Les gesticulations médiatiques autour de certaines fusions de sociétés mettent en lumière les contradictions des deux modèles, le modèle spatial de l’Etat-nation et le modèle institutionnel non-local du groupe de sociétés cotées.
Par ailleurs, on observe un brassage de populations, un mouvement migratoire mondial d’une ampleur rare dans l’histoire. Aucune région du monde ne semble épargnée. Ce mouvement a dépassé le stade où l’on pouvait encore le contrôler, l’enrayer ou inverser les flux et nous sommes encore incapables de savoir s’il va aboutir à de nouvelles sédentarisations, la dernière couche de population arrivée fusionnant progressivement avec les précédentes, ou s’il s’agit d’une nouvelle forme de nomadisme qui remet en cause tout l’héritage de la sédentarité. Je me souviens d’avoir posé dans les années 70 la question de savoir si les premières filières d’immigration qui se mettaient en place, surtout de l’Afrique vers l’Europe, ne préludaient pas à une nouvelle vague de migration des peuples. Mais non, que vas-tu penser là ! me répliquaient mes amis en chœur avec les « spécialistes ». Aujourd’hui, alors que les faits obligent tout un chacun à ouvrir les yeux sur la réalité des mouvements migratoires, cette question me semble dépassée. Le véritable problème, c’est de savoir si l’enracinement géographique, la sédentarisation, possède encore un sens dans l’avenir. Mais que le brassage humain auquel nous assistons soit temporaire ou débouche sur un nomadisme à long terme, voire une errance, cela n’ira pas sans transformer profondément les cultures – toutes les cultures, tous les peuples. Tout suggère aujourd’hui que cette transformation n’ira pas sans souffrance, sans massacres, sans pertes profondes.
Le troisième phénomène qui vient contredire la géopolitique, c’est Internet. Aux yeux d’un observateur superficiel, la Toile peut apparaître comme chaotique, cacophonique même. Mais le chaos n’est ici qu’apparence. Fondamentalement, le Web est un univers structuré. Il l’est par la rigueur des logiciels et des protocoles d’échange entre machines sans lesquels il serait tout simplement impossible de se connecter mais il l’est aussi par les regroupements spontanés qui s’opèrent et se manifestent au travers des commentaires d’articles, des blogs, des listes de correspondances ou des fora. Il tresse intimement absolutisme (l’admin’ d’un forum ou d’un blog possède seul les codes, roi dans son royaume), acratisme, néo-tribalisme maffesolien – Goethe aurait parlé d’affinités électives – et pur économisme. Il résonne de toutes les voix, des propagandes et des oracles, des rumeurs et des canulars, des analyses fouillées et des vulgarisations, abrite les contestataires et les chantres de la pensée unique, le logos et le muthos. Mais tout s’y passe dans un espace de Hilbert totalement délocalisé par rapport à l’espace réel qu’il abolit. Un Coréen peut y discuter en temps réel avec un Serbe, un Africain, un Canadien, on peut même ignorer sur quel coin de la planète son correspondant a posé sa chaise et son clavier. Il pourrait se trouver en mer, la liaison satellitaire le permet, à la portée de toutes les bourses. Un des premiers internautes a déjà lancé voici une bonne dizaine d’années une Déclaration d’indépendance du Cyberespace qui souligne la contradiction entre l’Etat (ses lois, sa police et son armée) lié à un territoire précis et le Net qui échappe à toute limitation de cet ordre :
Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d'acier, je viens du cyberespace, la nouvelle demeure de l'esprit. Au nom de l'avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser en paix. Vous n'êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n'avez aucun droit de souveraineté sur le territoire où nous nous rassemblons.
Nous n'avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d'en avoir un, aussi je m'adresse à vous avec la seule autorité que donne la liberté elle-même lorsqu'elle s'exprime. Je déclare que l'espace social global que nous construisons est indépendant, par nature, de la tyrannie que vous cherchez à nous imposer. Vous n'avez pas le droit moral de nous gouverner, pas plus que vous ne disposez de moyens de contrainte que nous ayons de vraies raisons de craindre.
Les gouvernements tirent leur pouvoir légitime du consentement des gouvernés. Vous ne nous l'avez pas demandé et nous ne vous l'avons pas donné. Vous n'avez pas été conviés. Vous ne nous connaissez pas et vous ignorez tout de notre monde. Le cyberespace ne se situe pas à l'intérieur de vos frontières. Ne croyez pas que vous puissiez diriger sa construction, comme s'il s'agissait d'un de vos grands travaux. Vous ne le pouvez pas. C'est un phénomène naturel et il se développe grâce à nos actions collectives.
Vous n'avez pas pris part à notre grand débat fédérateur, et vous n'avez pas créé la richesse de nos marchés. Vous ne connaissez ni notre culture, ni notre éthique, ni les codes non écrits qui font déjà de notre société un monde plus ordonné que celui que vous pourriez obtenir, quelques soient les règles que vous imposeriez.
Vous prétendez qu'il existe chez nous des problèmes et qu'il est nécessaire que vous les régliez. Vous utilisez ce prétexte comme excuse pour envahir notre territoire. Beaucoup de ces problèmes n'existent pas. Lorsque de véritables conflits se produiront, lorsque des erreurs seront effectivement commises, nous les identifierons et nous les traiterons avec nos propres moyens. Nous sommes en train d'établir notre propre contrat social. Nous nous gouvernerons en fonction des conditions de notre monde et non du vôtre. Car notre monde est différent.
Le cyberespace est constitué par des transactions, des relations, et par la pensée elle-même, déployée comme une onde stationnaire dans le réseau de nos communications. Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n'est pas là où vivent les corps.
Nous sommes en train de créer un monde ouvert à tous, sans privilège ni préjugé qui dépende de la race, du pouvoir économique, de la puissance militaire ou du rang de naissance.
Nous sommes en train de créer un monde où chacun, où qu'il soit, peut exprimer ses convictions, aussi singulières qu'elles puissent être, sans craindre d'être réduit au silence ou contraint de se conformer à une norme.
Vos notions juridiques de propriété, d'expression, d'identité, de mouvement et de circonstance ne s'appliquent pas à nous. Elles sont fondées sur la matière, et il n'y a pas de matière ici.
Nos identités n'ont pas de corps, ainsi, contrairement à vous, nous ne pouvons pas faire régner l'ordre par la contrainte physique. Nous croyons que c'est à travers l'éthique, l'intérêt individuel éclairé et le bien collectif, qu'émergera la conduite de notre communauté. Nos identités sont probablement réparties à travers un grand nombre de vos juridictions. La seule loi que toutes les cultures qui nous constituent s'accordent généralement à reconnaître est la règle d'or de l'éthique. Nous espérons que nous serons capables d'élaborer nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous vous efforcez d'imposer.
Aux États-Unis, vous venez aujourd'hui de créer une loi, la loi sur la réforme des télécommunications, qui viole votre propre Constitution et insulte les rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville et Brandeis. C'est à travers nous que ces rêves doivent désormais renaître.
Vous êtes terrifiés par vos propres enfants, car ils sont nés dans un monde où vous serez à jamais immigrants. Parce que vous avez peur d'eux, vous confiez à vos bureaucraties, la responsabilité parentale, que vous êtes trop lâches pour exercer vous-mêmes. Dans notre monde, tous les sentiments et toutes les expressions de l'humanité, des plus vils aux plus angéliques, font partie d'un ensemble inséparable, l'échange global informatique. Nous ne pouvons pas séparer l'air qui suffoque de l'air qui permet de battre des ailes pour voler.
En Chine, en Allemagne, en France, en Russie, à Singapour, en Italie et aux États-Unis, vous essayez de repousser le virus de la liberté en érigeant des postes de garde aux frontières du cyberespace. Peut être qu'ils pourront vous préserver de la contagion quelques temps, mais ils n'auront aucune efficacité dans un monde qui sera bientôt couvert de médias informatiques.
Vos industries de l'information toujours plus obsolètes, voudraient se perpétuer en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui ont la prétention de confisquer à leur profit jusqu'à la parole elle-même à travers le monde. Ces lois cherchent à transformer les idées en un produit industriel quelconque, sans plus de noblesse qu'un morceau de fonte. Dans notre monde, tout ce que l'esprit humain est capable de créer peut être reproduit et diffusé à l'infini sans que cela ne coûte rien. La transmission globale de la pensée n'a plus besoin de vos usines pour s'accomplir.
Ces mesures toujours plus hostiles et colonialistes nous mettent dans une situation identique à celle qu'ont connue autrefois les amoureux de la liberté et de l'autodétermination, qui ont dû rejeter l'autorité de pouvoirs distants et mal informés. Il nous faut déclarer que nos identités virtuelles ne sont pas soumises à votre souveraineté, quand bien même nous continuons à tolérer votre domination sur nos corps. Nous allons nous répandre sur toute la planète, afin que personne ne puisse arrêter nos idées.
Nous allons créer une civilisation de l'esprit dans le cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que vos gouvernements ont créer auparavant.
Davos (Suisse), le 8 février 1996.
John Perry Barlow, dissident cognitif

Il fallait relire ce texte fondateur à bien des égards. Il pose tous les problèmes y compris, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette transition vers l’inconnu, la survie des notions d’espace et de territoire dans un univers qui transcende les frontières géographiques, y compris le retour d’une forme de dualisme que n’auraient pas renié Zoroastre ou Mani mais qui exige pour permettre l’éclosion de la « civilisation de l’esprit » le support on ne peut plus industriel et matériel de l’ordinateur et du courant électrique.
Dix années plus tôt, avant l’essor d’Internet, Aimé Michel voyait dans l’ordinateur un pas évolutif majeur : « Depuis trente-cinq ans nous avons entrepris d’extérioriser toutes les fonctions encombrantes de la pensée : la logique, le calcul et la mémoire. Nous sommes en train de rejeter dans le monde extérieur cette toison cérébrale qui nous assura la domination du monde, mais qui, le monde dominé, ne nous sert plus qu’à dissimuler à notre regard intérieur l’essence de notre être, qui est esprit.
Inexorablement, sans le besoin de notre assentiment, en des milliers de lieux divers, des hommes travaillent à mettre dans la machine, ici la langue homérique, là les syndromes du diabète, ailleurs les actes notariés de la Basse-Saxe du XIVe siècle, ailleurs encore les fonctions mathématiques les plus récentes et les plus complexes, bref tout le savoir humain. […] Mais, inexorablement, le temps vient, je le répète, où tout le savoir et tout le savoir-faire de l’homme deviendront, par la nature particulière du monde minéral qui fait la machine, un seul savoir, immortel, et en expansion naturelle. » Pour lui, cette extériorisation des fonctions mentales avait quelque chose d’eschatologique : « La dénudation de la pensée, en train de se réaliser de notre vivant, nous délivrera de toute pensée formalisable, de l’obsession du mental que les ascèses anciennes n’ont jamais pu réaliser qu’exceptionnellement.
Voilà où nous allons, et cette prédiction, je peux la faire parce qu’elle est négative. La machine va nous décharger de ce que les ascèses appellent le ‘mental’, et je suis bien incapable de dire ce qu’est un homme délivré du mental, eussé-je parfois entrevu cette oasis au fond de notre désert saturé de discours: Pas davantage, quand notre ancêtre commença de maîtriser l’usage du vêtement, ne pouvait-il imaginer le nord du tropique que lui ouvrait son invention. […] C’est un continent inexploré de nous-mêmes, le plus haut, qui sortira de notre ombre comme la crête des montagnes quand nous aurons dépouillé ce que le mystique auteur de l’Imitation appelle le Vieil Homme. Je ne dis pas que l’ordinateur est une voie spirituelle, non plus que la fourrure ! Mais qu’il nous a fallu dépouiller notre toison animale pour conquérir la terre et devenir Sapiens. Et que la machine est en train de nous soulager de la pensée servile, pour le bien ou le mal, mais pour une nouvelle montée vers l’esprit1. »
Ce que prédisait Aimé Michel d’abandon à la machine d’une partie de nos facultés intellectuelles se produit effectivement sous nos yeux. Aucun jeune homme aujourd’hui ne serait capable de calcul mental quelque peu poussé. Quant à la mémoire2… Tous savent trouver en quelques clics l’information dont ils ont besoin, souvent sur leur téléphone. Si je ne partage pas totalement l’optimisme évolutionniste d’Aimé Michel, je le rejoins sur un point de son analyse, l’importance de l’informatique et de ses réseaux dans la phase de transition rapide que traverse l’humanité depuis deux ou trois siècles, ce qui n’est rien à l’échelle géologique.
Le champ et le navire apparus presque ensemble vers -10'000, porteurs de l’opposition terre/mer si classique en géopolitique, nous avaient ouvert la seconde dimension, obligés à penser en termes de surface plutôt que d’itinéraire ; la montgolfière nous a donné la troisième, le volume et, par delà, l’espace – et nous avons marché sur la Lune. Même si l’expansion de l’homme dans le système solaire marque le pas, nous savons au fond de nous qu’il sera nôtre, ce qui rend d’autant plus tangible la démesure des distances interstellaires et d’autant plus aigu le désir de les franchir au moins par l’observation. Internet nous introduit concrètement dans le non-local et, même si c’est aujourd’hui de manière balbutiante, dans ce qui transcende l’espace et le temps qui cessent peut-être d’être les « formes a priori de l’entendement » que postulait Kant.
Une vision courte de cette transition justifierait le « nomadisme intégral » cher à Jacques Attali, voire les rêves d’immortalité par le cyborg ou le transfert total dans le monde virtuel que caressent les transhumanistes. Les frontières géographiques s’estomperaient, les échanges se multiplieraient dans un monde globalisé qui s’enrichirait de ce brassage. On rêve d’un monde en paix où chaque personne manifesterait ce qu’elle a d’unique tandis que les marchandises seraient standardisées. Mais chaque fois qu’on a tenté de réaliser ce rêve, on n’a atteint que l’ennui et l’anomie née de la déculturation. Quant au mélange de populations, il se traduit surtout par la juxtaposition en mosaïque de communautés d’autant plus arc-boutées sur leurs différences et leur identité qu’elles ne jouissent plus que de l’espace restreint d’un quartier, d’une tour, d’une courée, un espace insuffisant à faire s’épanouir une culture. La vie n’est pas un jeu de Tangram dont on pourrait varier les figures de façon mécanique.
Pourtant, on ne remettra pas le poussin dans l’œuf. Pour le meilleur ou pour le pire, nous sommes sortis du néolithique. Je ne crois pas à la décroissance, même si l’on ne peut permettre aux économistes de croire la planète Terre inépuisable, même s’il semble judicieux de passer d’une croissance anarchique à une forme de jardinage des ressources. Quelque chose nous pousse, une dynamique de l’univers qui suit la même loi mathématique de complexification de l’écosystème global depuis 15 milliards d’années, depuis l’explosion d’une singularité d’où jaillirent à la fois l’espace, le temps et la proto-matière. La courbe est identique, qu’on regarde l’évolution du cosmos de ce point vers la diversité des galaxies et des étoiles, l’évolution de la vie sur la planète Terre et l’évolution des connaissances scientifiques de l’humanité, une succession de courbes en S qu’on peut lisser par une exponentielle très abrupte, proche d’une factorielle, ce qui signifie que nous ne sommes pas maîtres du rythme de notre savoir, que tout cela nous traverse et s’exprime à travers nous plus que nous ne l’exprimons. Il y a de grandes chances, comme le démontrait aussi Aimé Michel, que cette dynamique soit banale, que la vie (ou une forme de vie) ait évolué selon la même loi cosmique sur les milliards de planètes qui peuvent l’abriter, que l’intelligence ait évolué selon la même loi partout où elle a pu apparaître.
Cela ne signifie pas que tous les coups soient gagnants. Le visionnaire qui écrivit l’Apocalypse nous dit que le tiers des étoiles est sur la queue du dragon, ce qui n’a pas de sens astronomique mais correspond à la rythmique des catastrophes qu’il décrit dans tout son poème : il y a toujours destruction d’un tiers des choses et des êtres. C’est dans ce mystérieux choix spirituel que réside la plus profonde liberté de l’homme et, en ce sens, l’histoire n’est jamais écrite, ni à la surface des choses sans réelle importance, ni dans ce nœud ultime qui gît au tréfonds de l’inconscient collectif.
Nous ne réaliserons pas l’étape à venir en niant les précédentes. Lorsque le champ nous a donné la conscience de la surface, nous n’avons pas aboli les routes ; au contraire, les itinéraires se sont multipliés, lieux d’échange et de partages. La montgolfière qui nous ouvrait les cieux, le scaphandre qui nous ouvrait les profondeurs marines n’ont pas aboli les haies ni les frontières. Internet et son ouverture sur le non-local n’abolit pas le réel ancré dans l’espace-temps. A chaque fois, nous gagnons un degré de liberté mais l’erreur serait de croire l’acquis antérieur dépassé et ringard.
(à suivre)
1 Aimé Michel, « Le sein ou l’œuf », Troisième millénaire, ancienne série, no 2. Mai-Juin 1982.
2 Cela n’excuse pas la faillite de l’Education Nationale dans la transmission des savoirs ni le postulat erroné selon lequel des ignorants gavés de jeux seraient plus faciles à gouverner que des peuples instruits. La « fabrique du crétin » ne fabrique que de la crétinerie sans avenir. Il y eut dans nos campagnes des bergers qui lisaient Homère dans le texte, des paysans capables de composer des épopées et qui, leur vie intérieure assurée par les livres de colportage, se trouvaient heureux de soigner les bêtes et de labourer les champs, même pour un maître.

Sunday, May 26, 2013

Hommage à Dominique Venner 2




Après le très beau texte d'Athos, qu'on me permette quelques lignes.
Depuis quelques jours, je retiens mon clavier comme on bride un cheval, trop consciente de la phrase de Cocteau : « Mon sang est devenu de l’encre. Il fallait empêcher cette dégoûtation à tout prix. » Avec le sang d’un autre, la métamorphose est encore plus écœurante. Pourtant l’actualité galope, les médias ont déjà gommé et renvoyé au néant la mort volontaire de Dominique Venner et se taire trop longtemps serait se faire complice de ce linceul d’oubli vorace qui tend à ronger d’insignifiance ce qu’il voulait un acte fort et symbolique, une diane sonnant le réveil de l’Europe en dormition. Nombre de ses amis ont évoqué la droiture et la lumière à propos de son geste. Mais il ne s’agit pas d’éclat solaire, c’est la radiance d’une épée nue.
Dans les mythes celtiques ou germano-scandinaves, l’homme se grandit en allant au devant de son destin ; il atteint à l’héroïsme s’il l’affronte pour qu’advienne plus grand que lui. Les Stoïciens disaient : vouloir ce qui arrive, aimer ce qui vient. Parfois, ce qui vient et qu’il s’agit d’épouser de tout son être n’est autre que le sacrifice au combat. Je ne connaissais Dominique Venner que par ses textes, qu’il s’agisse des éditoriaux de la NRH ou de son blog mais, au travers de ses écrits, transparaissait à mes yeux un type d’homme dont le moins qu’on puisse dire est que notre époque ne le cultive pas. Ma génération, comme la sienne, le découvrait encore avec l’idéalisation des Hommes illustres de la république romaine proposés comme modèle de comportement ; celles qui nous suivent n’auront pas eu cette empreinte. Le christianisme tel qu’on l’enseignait à sa génération – ce n’était plus le cas à la mienne – ne pouvait qu’apparaître infantile et niais face à tant de grandeur. Pourquoi alors avoir choisi Notre-Dame de Paris pour un sacrifice suprêmement païen ?
Ce qu’il en a dit laisse une interrogation ouverte. Jean Yves le Gallou, dans Polémia, tente de le comprendre : « Voilà sans doute pourquoi Dominique Venner a choisi "un lieu hautement symbolique, la cathédrale Notre-Dame de Paris, que je respecte et admire, elle qui fut édifiée par le génie de mes aïeux sur des lieux de culte plus anciens, rappelant des origines immémoriales". Dès le premier siècle, les Gallo-Romains y honoraient Jupiter, Mars, Vénus et Cernunnos comme on peut le voir au Musée de Cluny. Depuis 850 ans, Notre-Dame de Paris, théologie de la lumière et quête de verticalité, est devenue le vaisseau du roman national. C’est le lieu de l’histoire et même de la très longue histoire de la France et de l’Europe. » Certes la cathédrale fut édifiée sur l’ancien autel des nautes de Lutèce mais il me semble qu’il faut creuser plus loin et plus proche à la fois. L’hommage que lui ont rendu les jeunes de la mouvance identitaire eut lieu au pied de la statue équestre de Charlemagne, plus en accord avec l’Europe et la fonction de souveraineté.
Notre-Dame de Paris ou, plus exactement, son parvis actuellement recouvert d’une structure provisoire est aussi le point zéro, le centre officiel des distances géographiques en France. Elle représente donc la sacralisation de l’Omphalos, le Centre autour duquel chaque cité antique se bâtissait, le croisement du cardo polaire et du décumanus solaire ici matérialisé par la Seine. Tous les lecteurs de Guénon et d’Evola reconnaîtront la symbolique du Centre, cœur vivant d’une civilisation, dont Guénon écrivait qu’il est, « avant tout, l’origine, le point de départ de toutes choses ; c’est le point principiel, sans forme et sans dimensions, donc indivisible, et, par suite, la seule image qui puisse être donnée de l’Unité primordiale. De lui, par son irradiation, toutes choses sont produites[1] ». Le sacrifice opéré au Centre même ne peut manquer d’agir invisiblement sur le monde.
Or cet Omphalos que représente Notre-Dame de Paris condense en lui toutes les composantes de notre civilisation et tous les germes de sa dissolution : bâtie sur une île, ce qui en renforce la centralité, la cathédrale l’est aussi dans une ville qui s’est nommée Lutecia, la boueuse, la marécageuse, le lieu des formes indifférenciées, du chaos primordial. L’ordre que génère le centre s’impose au plus désordonné des milieux. Mais Strabon la désigne comme Λoυκoτοκία / Loukotokía et Ptolémée comme Λευκοτεκία / Leukotekía, ce qui signifie Celle qui enfante la lumière, si ce n’est le loup selon le jeu de mots classique en grec. Le caractère alchimique de cette lumière enfantée par la dissolution même n’échappera à personne. Le Centre, ici, se présente comme le « bouton de retour » qui permet à une forme plus parfaite de renaître de la dissolution de l’ancienne. C’est exactement le sens du réveil qu’appelait Dominique Venner et pour lequel il a donné volontairement sa vie.
Retenons aussi que Notre-Dame a pris la place du pilier des nautes érigé pour l’empereur Tibère, entassement de quatre autels qui verticalise et axialise ce qui devrait qualifier les directions de l’espace et des saisons du temps, synthèse des puissances civilisatrices tant de Rome que des Gaules puisque on y reconnaît Jupiter, la souveraineté ; Mars, la fonction guerrière ; Vulcain, l’artisan au service du guerrier ; Castor et Pollux ; et pour la troisième fonction Mercure accompagné de Vénus et de Fortuna ; enfin Esus le puissant, Smertrios le guerrier, Tarvos trigaranus et Cernunnos garants de la fécondité sauvage[2]. C’est en ce lieu de fécondité féminine par excellence l’affirmation de la force virile, de la tension complémentaire des sexes seule capable d’engendrer une cité.
La christianisation n’a pas détruit la symbolique profonde de ce lieu, elle en a fait une autre lecture mais il s’agit toujours de rassembler au cœur, de laisser rayonner du Centre les directions ordonnatrices de la civilisation, de favoriser l’alchimie humaine. Même Viollet-le-Duc en rajoutant sur la balustrade des démons de pacotille s’est plié à la vocation essentielle de ce lieu et ses figures faussement médiévales en ont acquis sens et fonction.
Il fallait le rappeler dans cet hommage à Dominique Venner car nous ne sommes pas en face d’un suicide psychologique mais dans le registre de l’impersonnalité active.


[1] René Guénon, « L’idée du Centre dans les traditions antiques », Regnabit, mai 1926 ; repris dans la compilation de Michel Vâlsan, Symboles fondamentaux de la science sacrée, Gallimard, Paris, 1962, p.84.
[2] http://www.cairn.info/revue-archeologique-2005-2-page-315.htm

Saturday, May 25, 2013

Hommage à Dominique Venner

Comme chacun le sait désormais, Dominique Venner s'est donné la mort le 21 mai 2013 devant l'autel principal de la cathédrale Notre Dame de Paris. Voici l'hommage que lui rend Athos :



Pour moi, Dominique Venner a donné sa vie en sacrifice sur l’autel de la patrie, de la grande patrie française et européenne que symbolise Notre-Dame de Paris. Ce suicide sacrificiel a aussitôt été suivi d’un « meurtre dans la cathédrale », d’un meurtre médiatique s’efforçant de réduire l’auteur de cet acte tragique en « essayiste d’extrême-droite ». L’orchestration des médias officiels va faire en sorte que, aux yeux du grand public, cet acte de résistance soit réduit à un fait divers comparable aux suicides en public qui se multiplient, hélas, dans des écoles et sur des lieux de travail.

Le sens véritable de l’acte de Dominique Venner ressort très nettement au fil de la lecture des écrits qu’il a laissé sur son site personnel, depuis le début de l’année 2013, que j’ai relu en guise d’hommage personnel le soir même de sa disparition. Il y est question du printemps français, de ses limites et de ses perspectives, de la façon dont naissent les révolutions, des « glorieuses défaites » qui traversent l’histoire européenne, de l’héritage multi-centenaire de de Machiavel  - qui « préfère sa patrie à son âme » - et du Chevalier  de Dürer qui affronte le Diable et la Mort, ce rebelle chevalier auquel s’identifiait Dominique Venner. On y trouive également une référence à l’engagement héroïque de Jean Bastien-Thiry, une autre à la renonciation de Benoît XVI, « qui est « parti en beauté », une autre à l’archiduc François-Ferdinand, qui incarne la transformation d’un malheur en manifestation héroïque de la beauté pure. 

L’acte héroïque de Dominique Venner a été préparé de longue main et avec le plus grand soin, et il a été parfaitement exécuté, avec une minutie et une lucidité traduisant une volonté inexorable : une seule balle dans le revolver, un déjeuner avec des amis non mis au courant de ce qui allait se passer. On a peine à imaginer l’extrême tension intérieure qui a porté cet homme dont l’acte suprême a, définitivement, changé la vie en destin, un destin hautement assumé.

L’espérance renfermée dans ce sacrifice est de contribuer à réveiller la conscience des Français et des Européens et à centrer leur réflexion sur le péril majeur qu’est le « grand remplacement » des populations opéré en Europe par le mondialisme sous la forme d’une politique d’immigration-invasion suicidaire. Péril majeur qui constitue la menace la plus grave que l’Europe ait connue, sur ce plan, depuis les invasions du Xe siècle, sous la triple pression des Avars, des Arabes et des Vikings.

On peut songer au suicide sacrificiel par le feu de Jan Palakh, dans les jours qui ont suivi l’invasion de la Tchécoslovaquie, le 21 août 1968, par les forces soviétiques du Pacte de Varsovie. Mais alors, le peuple tchèque tout entier était parfaitement conscient de subir une agression brutale et potentiellement mortelle, alors qu’aujourd’hui, en France et dans une grande partie de l’Europe occidentale, les populations sont rendues somnolentes et anesthésiées par le matraquage médiatique quotidien. 

La mort de Dominique Venner est celle d’un Kshatriya, d’un guerrier, qui reflète l’héroïsme tragique de cette caste, tel que l’exprime l’œuvre de Julius Evola. La référence « traditionniste » de Dominique Venner à la mémoire longue des Européens qui trouverait son fondement chez Homère s’allie à une sourde et tenace opposition au christianisme - un christianisme perçu essentiellement dans sa dimension politique, comme le « ver rongeur » des vertus viriles de la romanité antique. C’est un point sur lequel, depuis bien longtemps, je mène un débat intérieur avec la pensée de Dominique Venner, que je respecte et comprends, mais sans la partager. S’il est aujourd’hui un espoir de renaissance européenne, il pourrait peut-être s’inspirer du Légendaire de Tolkien, synthèse des traditions mythologiques de l’Europe du Nord, baignant dans la clarté du message évangélique.

Dominique Venner sentait la nécessité de poser un geste « nouveau et spectaculaire », et il a choisi pour ce faire un lieu hautement symbolique : la cathédrale Notre-Dame de Paris. Un lieu qui représentait sans doute, dans son esprit, le cœur non seulement de l’histoire de France, mais aussi de la civilisation européenne. Ce lieu a été choisi aussi, peut-être, du fait de l’écho qu’il donnerait à son acte à travers toute l’Europe, du fait de la présence de nombreux touristes dans le sanctuaire. S’il a pris le risque de profaner un lieu saint - en répandant son sang devant le maître-autel - ce n’est sans doute pas par provocation envers les chrétiens ; c’est néanmoins un défi lancé à une Église conciliaire qui prône et soutient une politique d’immigration mortellement dangereuse pour le peuple de France et pour la « fille aînée de l’Église ». 

Athos.

Wednesday, January 30, 2013

Interrogations sur une manif4



Outre Alain de Benoist, Jean Pierre Dickès a bien vu, lui aussi, ce que je ne cesse de titiller du bout de l’intelligence comme on revient du bout de la langue sur une dent gâtée. Dans son livre récemment paru, L’ultime transgression, il fait la liste de toutes les avancées théoriques et techniques qui donnent à l’homme la maîtrise presque entière de la vie. Mais Jean Pierre Dickès est un homme de certitudes alors que je suis une femme d’interrogations. Il sait que c’est mauvais par principe puisque, dans le Conte de la vie et de la mort, en Genèse 3, Dieu protège l’arbre de vie des atteintes de l’Adam. J’ai toujours préféré les théologiens qui interprètent ce mythe en disant que ces arbres aux fruits étranges, la connaissance du bon et du mauvais[1] et la vie, faisaient l’objet d’un interdit provisoire : on ne met pas la boîte d’allumettes dans le coffre à jouets d’un bambin de trois ans même si elle a sa place dans le sac à dos de l’ado qui part camper. Et comme on ne remet pas un poussin dans l’œuf, il faut bien faire avec le décalage inéluctable entre la connaissance donc la maîtrise technologique potentielle de l’univers et l’incertitude des conséquences. Les Grecs la personnifiaient sous les traits de la déesse Hécate qui présidait aux carrefours, aux accouchements, à tous les actes chargés d’incertitude existentielle. Pierre Lavedan[2] qui la pense d’origine thrace note la différence d’approche entre les fonctions que lui attribue le culte et le sentiment populaire à son égard. On dépose les offrandes sur ses autels à la Nouvelle Lune, quand la nuit est totalement noire et ne permet pas de se guider sur les chemins sans une lampe, on lui donne donc comme attributs d’être δαδοφόροϛ ou φωσφόροϛ, porteuse de torche ou porteuse de lumière[3]. Elle a partie liée avec la germination des végétaux et la fécondité animale et humaine et veille sur les marins et leurs ports, en particulier quand la mer est orageuse. Dans le culte et les hymnes orphiques, on la qualifie de bonne et d’aimable. Pourtant, le sentiment populaire en fait une sorte de démone, dispensatrice des cauchemars et des terreurs de la nuit, reine des spectres, magicienne habile aux incantations, aux philtres d’amour et aux poisons mortels. Cette ambiguïté reflète évidemment celle de toute naissance. Les pancartes des partisans du mariage homosexuel avaient raison d’affirmer qu’Hitler aussi a eu un père et une mère – encore que, sans en rajouter du côté du point Godwin, on puisse noter que sa famille s’éloignait déjà de la norme idéale. Hécate préside à l’aventure qu’est forcément la vie concrète avec ses beaux fruits, ses beaux bébés, ses marins héroïques, ses tempêtes, ses angoisses, ses jalousies, ses conjurations. Parmi ses fêtes, notons celle de la Clef, Κλειδόϛ πομπή, à Lagina qui comportait, outre des jeux et des distributions de nourriture et d’argent, une procession solennelle. Qu’ouvrait et que fermait cette clef ? Les portes de la ville, celles du temple ou celles de la vie ? C’est une puissance triple, une déesse à trois visages qui récapitule en somme les âges de la vie (comme les Parques ou les Nornes), les fonctions féminisées, les phases lunaires visibles, proche de la triple Brigit irlandaise[4]. C’est bien l’ambiguïté d’Hécate qui préside aujourd’hui aux questions de bioéthique et d’orientation de la civilisation qui ne peuvent être séparées des revendications de mariage homosexuel.

Comme le remarque Jean Pierre Dickès, tout converge pour certains idéologues vers la création d’un homme artificiel par ectogenèse, conçu in vitro avec toutes les ressources de la bio-ingénierie, mené à terme dans un utérus artificiel irrigué d’un liquide amniotique tout aussi artificiel, éduqué en batterie (euh, pardon, en crèche collective, écoles, etc.). On trouve de fait sur Internet l’écho de toutes les recherches qui vont dans ce sens, ainsi que de l’idéologie qu’il dénonce. On y apprend en particulier qu’il serait bel et beau de libérer les femmes des contraintes de la grossesse. Contraintes ? S’il est vrai qu’on se sent un peu lourde dans les derniers mois et même cousine d’une vache épanouie, ces inconvénients s’accompagnent de tant d’émotions subtiles, d’amour et de plaisir qu’elles se supportent fort bien. Même les nausées matinales du début s’oublient vite. Dans ce rêve d’ectogenèse, on risque bien de jeter au sens propre du terme le bébé avec l’eau du bain amniotique naturel. L’enfant participe par le cordon ombilical aux émotions de la mère, il voit, il entend, j’ai le souvenir d’une qui se trémoussait dans mon ventre si j’écoutais certaines musiques. Dans un sac artificiel, quel préapprentissage de la vie aura-t-il ?

Donna Haraway, biologiste et féministe américaine, dans son essai de 1984, The Cyborg Manifesto[5], insiste sur la construction purement sociale non seulement du sexe mais de tout le corps humain. Dès la première ligne, nous sommes prévenus : « Je vais tenter ici de construire un mythe politique ironique qui soit fidèle au féminisme, au socialisme et au matérialisme. » La métaphore du cyborg, qu’elle emploie tout au long du texte, est explicitement empruntée à la science-fiction où il se présente comme un hybride d’homme et de machine. Elle présente son essai comme « une tentative de contribution à la culture et à la théorie féministes socialistes sur un mode postmoderne qui ne se réfère pas à la “ nature ”, dans la tradition utopiste d’un monde sans genres sexués qui est peut-être un monde sans genèse mais peut-être aussi un monde sans fin. L’incarnation du cyborg est extérieure à l’histoire de la rédemption. Elle ne s’inscrit pas non plus dans un calendrier œdipien car elle ne cherche pas à cicatriser les terribles clivages du genre dans une utopie symbiotique orale ou une apocalypse post-œdipienne. » Plus loin, elle précise : « Le cyborg n’a pas d’histoire de ses origines au sens occidental du terme – ultime ironie puisqu’il est aussi l’horrible conséquence, l’apocalypse finale de l’escalade de la domination de l’individuation abstraite, le moi par excellence, enfin dégagé de toute dépendance, un homme dans l’espace. » Après la disparition pour la science du XXe siècle de la cassure ontologique entre l’homme et l’animal, elle envisage la fin de la distinction entre l’homme et la machine grâce à la cybernétique.

Arrêtons-nous un instant. Ce flou des frontières, quoi qu’elle en dise, n’a pas grand chose à voir avec les incertitudes quantiques qui sont d’abord la reconnaissance des limites de la mesure. Depuis la scolastique médiévale, on sait que distinguer est un acte de l’intelligence[6] et, sans l’avoir alors formulé, que la carte n’est pas le territoire. En ce sens, affirmer la construction sociale du réel revient à enfoncer des portes ouvertes. S’il fallait crier que l’appartenance n’est pas l’essence, que l’identité sociale de chacun est multiple si on l’assimile aux fonctions que l’on peut assumer, cumuler ou rejeter, c’est que le discours américain dominant était d’une naïveté confondante[7]. Sartre lui-même, dans sa critique du « garçon de café qui se prend pour un garçon de café », n’a fait que redécouvrir ce que disaient les théologiens depuis le rejet conciliaire du montanisme, quand les évêques ont tranché en posant que la validité des sacrements dépendait de celle de la fonction (en ce cas, de la régularité de l’ordination) et non de la pureté personnelle du célébrant. A beaucoup d’égards, les critiques qu’adressait en 1984 Donna Haraway à la société dont elle décrivait les défauts ne concernaient que le continent américain et même plus précisément l’ensemble formé par les USA, le Mexique et les autres Etats méso-américains.

Or à ce mythe ironique du cyborg qu’elle proposait comme perspective révolutionnaire et que les transhumanistes proposent comme palier suivant de l’évolution humaine, les Américains – et particulièrement les femmes – ont déjà répondu au travers d’un vécu mythique collectif aux allures de cauchemar, les enlèvements extraterrestres[8]. Il s’agit d’expériences vécues et l’on n’insistera jamais assez sur ce point, qui concernent des milliers de personnes depuis 1985, avec un nombre déjà important de cas précurseurs dans les décennies précédentes. En 1987, le spécialiste du folklore Thomas E. Bullard avait déjà étudié 300 cas assez dispersés pour que les premiers expérienceurs n’aient pas pu communiquer entre eux, alors que leurs récits se ressemblaient étroitement. Il a pu dégager 64 motifs et les regrouper en 8 épisodes types :la capture, l’examen « médical », la conférence du chef des Aliens révélant le but de leur séjour sur Terre, la visite de l’engin volant, le voyage spatial, la théophanie survenue à l’insu des ravisseurs, le retour sur Terre, les répercussions physiques et psychiques sur le ravi. A ces séquences, il faut ajouter pour certaines femmes les grossesses interrompues[9]. Inséminées lors de « l’examen médical », elles subiront l’extraction du fœtus au quatrième mois. La plupart d’entre elles vont vivre d’autres épisodes d’enlèvement et décrire ensuite des salles emplies d’utérus artificiels en forme de sacs dans lesquels se développent les hybrides auxquels elles ont servi de mères porteuses involontaires, puis les nurseries où sont soignés les bébés eux-mêmes. Ces enlèvements répétés ont pour but d’obliger les femmes terriennes à bercer et choyer ces enfants qui s’étiolent faute de tendresse.

Deux des professionnels qui ont enquêté sérieusement sur ces cas sont des psychiatres renommés, John Mack et Rima Laibow. Ils n’ont cessé d’affirmer que ces expérienceurs ne sont pas atteints de maladies mentales ; il s’agit de gens ordinaires, plutôt bien insérés socialement, sur qui le cauchemar va débouler sans crier gare, au point que Rima Laibow a fait plusieurs communications dans les instances professionnelles pour présenter ce qu’elle a appelé des traumatismes sans trauma, du moins sans trauma recevable par notre conception du réel. Or quel que soit le statut des entités qui se manifestent ainsi, une chose est frappante : ce que racontent les ravis depuis plus de vingt ans, c’est exactement le monde que Donna Haraway et les transhumanistes nous présentent comme un paradis à atteindre, le summum de la liberté des femmes et l’étape ultime de l’humanité. Non, répondent les ravis, c’est une horreur ! Un monde dont ont disparu le respect de l’autre, la relation vraie, la chaleur humaine, la tendresse, un monde où ne reste que l’artifice technologique, l’utilitarisme froid, pas même la cruauté, un monde asexué, idéologique, caricatural.

Tout se passe comme si l’inconscient collectif regimbait de toutes ses forces contre le projet sur l’homme dont rêvent depuis longtemps les féministes révolutionnaires rejointes par les multinationales des marchandises de santé.


[1] Je ne le répèterai jamais assez, il s’agit d’adjectifs en hébreu et pas de substantifs qui absolutiseraient le bien et le mal. L’ensemble désigne la sphère des jugements de valeur, la classification des ressentis selon des critères « humains trop humains », comme aurait dit Nietzsche. Il n’est pas question non plus d’interdire la connaissance comme on le lit parfois. « Soyez un bon benêt, mon fils » n’a jamais fait partie du projet divin tel que le commentent les rabbins du judaïsme talmudique ou les pères de l’Eglise.
[2] Pierre Lavedan, Dictionnaire illustré de la mythologie et des antiquités grecques et romaines, Hachette, Paris, 1931, article Hécate pp.31-33.
[3] Ce qui se traduirait en latin par lucifer.
[4] Il faudra bien un jour faire pour les déesses triples que l’on rencontre dans tout l’espace indoeuropéen le travail qu’a fait Dumézil pour les fonctions masculines.
[5] http://www.cyberfeminisme.org/txt/cyborgmanifesto.htm
[6] Ce qu’on appelait alors l’intellect agent.
[7] A lire certains sites « chrétiens », évangélistes ou baptistes, on peut légitimement se demander si ce n’est pas le cas.
[8] Voir à ce propos les travaux de Rima Laibow, de Budd Hopkins, John Mack ou Thomas Bullard, ainsi que Marie Thérèse de Brosses, Enquête sur les enlèvements extraterrestres, Plon, Paris, 1995 et J’ai Lu 4643, Paris, 1997. Voir aussi Bertrand Meheust, En soucoupe volante : vers une ethnologie des récits d’enlèvements, Imago, Paris, 1992.
[9] Bertrand Meheust, in Pinvidic et al., OVNI, vers une anthropologie d'un mythe contemporain, Heimdall, 1993.

Thursday, January 24, 2013

Interrogations sur une manif 3



Dans ma série de messages intitulée « Vers quel monde ? », j’évoquais l’opposition nature/culture chère à Lévi-Strauss et je notais qu’il avait touché quelque chose d’essentiel en la dégageant. J’écrivais : « Toutes les traditions, lorsqu’elles exaltent une forme d’ascèse, tendent à éloigner l’homme de son substrat animal, à soumettre à la volonté, à la contemplation noétique, à la bienveillance désintéressée les fonctions vitales les plus basiques : le souffle, le besoin de nourriture ou de sommeil, l’instinct de reproduction et le désir sexuel auxquels il faudrait ajouter le réflexe grégaire de l’animal social. Aimé Michel voyait cet éloignement jusque dans la technique la plus quotidienne, par ce qu’il appelait les « extériorisations de fonction » ; ainsi la cuisine extériorise une partie de la digestion, l’écriture se substitue à la mémoire, la meule à la dentition, les tapis roulants à la marche, jusqu’à l’ordinateur qui nous libère de l’obligation de compter et d’une partie de notre travail mental. Pour lui, les grands mystiques représentaient le futur de l’homme, son aboutissement évolutif, accessible à quelques individualités par l’effort ascétique et à l’ensemble de nos descendants après quelques milliers voire quelques millions d’années d’extériorisation de tout le substrat culturel en prise sur l’animalité. Que la prescience grandiose d’Aimé Michel soit juste ou non, ce mouvement constant vers une libération des contraintes biologiques n’est pas niable. » Une vision superficielle pourrait confondre l’anomie urbaine, la granulation sociale qui en résulte avec ce dégagement de l’homme de son substrat animal, dans la mesure où la ville actuelle est synonyme de technologie, d’une maîtrise sur la matière dont n’auraient pas rêvé les pionniers de la révolution industrielle. Depuis juin 2002, d’après un rapport officiel américain[1], existent les NBIC ou technologies convergentes : Nanotechnologies, Biotechnologies, Information et sciences Cognitives[2]. Il y eut même un peu plus tard une mission officielle française, confiée à Jean Pierre Dupuy, chargée d’évaluer les risques de ces convergences. En d’autres termes et comme le prévoyait déjà Aimé Michel, nous sommes en passe de devenir les maîtres de la vie outre ceux de la matière inerte.

Lorsque j’avais évoqué ces faits sur ce blog, je commençais d’explorer une école de pensée à peu près inconnue en France, le transhumanisme. Je notais que l’inventeur du terme NBIC n’était autre que William Sims Bainbridge et que ce haut fonctionnaire de la National Science Foundation, sociologue spécialisé dans l’étude des groupes religieux, était aussi l’un des piliers de la World Transhumanist Association dont l’un des choix pour le futur serait de pouvoir transférer le contenu informationnel du cerveau dans des mémoires informatiques et remplacer, en l’améliorant au passage, l’homme biologique mortel par le cyborg robotisé et immortel et/ou l’avatar virtuel. Rappelons qu’en juillet 2003, Bainbridge appelait à la constitution de lobbies discrets sinon de sociétés secrètes prêtes à résister à l’ordre social supposé réactionnaire, au premier rang duquel il plaçait les religions établies. Outre un rêve d’immortalité cybernétique, nombre de transhumanistes caressent l’idée de modifier la génétique humaine afin que chacun puisse choisir la forme corporelle qui lui siérait, s’adjoindre une paire d’ailes ou incarner la femme araignée des mythes amérindiens, ou réaliser physiquement l’hermaphrodisme des songes romantiques. On voit que la théorie du genre, le gender en anglais, n’est que la première marche d’une longue échelle d’utopies. Pour passer d’une culture humaine à une société de cyborgs métamorphes voire à l’univers purement virtuel de Matrix, la première étape consiste évidemment à briser les structures de parenté, la territorialité et les identités culturelles.

Notons en incise que ces rêves transhumanistes s’appuient sur l’idée admise dans les pays anglo-saxons que chacun est propriétaire de son propre corps qui ne relève donc plus de la sphère de l’être mais de celle de l’avoir et que l’on peut chosifier. Reste à savoir qui alors est le propriétaire, quelle entité en possède les droits et, en conséquence, une kyrielle de « droits à » que n’équilibrent aucun devoir[3]. Ainsi, derrière les véhéments appels au progrès, à l’égalité et autres abstractions se profile une question autrement fondamentale : qu’est-ce que l’homme ?

Un extrait du manifeste d’une branche extrême du transhumanisme, celle des extropiens, mérite une relecture :
Les Extropiens reconnaissent les capacités conceptuelles uniques de notre espèce, et l'occasion que nous avons de mener l'évolution naturelle à de nouveaux sommets. Nous constatons que les êtres humains sont à une étape transitionnelle cruciale, entre notre héritage animal et notre futur posthumain.
Cette idéologie n’a de sens qu’en se plaçant dans une perspective évolutionniste considérée comme une échelle montante ayant mené de la première cellule, fruit de la recombinaison de la matière inerte, au néocortex et aux capacités humaines d’action transformatrice sur l’environnement. Certes, en dehors de quelques fondamentalistes baptistes dont le nid se situe au sud-est des Etats-Unis et de quelques « cathos tradis » totalement déconnectés même de leur propre Eglise, plus personne ne nie le fait, établi par la paléontologie, que la vie terrestre ait une histoire échelonnée sur des milliards d’années et que cette histoire soit celle d’une complexification de l’écosystème. Mais une fois constaté ce fait brut, indéniable, têtu, il reste à le comprendre et c’est là qu’intervient, qu’on le veuille ou non, un choix métaphysique. J’ai déjà longuement traité cette question et il me suffit aujourd’hui de la résumer. Le néo-darwiniste strict, basé sur les mutations aléatoires et les avantages éventuels qu’ils accordent pour la survie peine de plus en plus à expliquer les faits d’observation, en particulier les plus récents comme le constat que les mutations n’auraient pas lieu au hasard mais en réponse à un besoin de l’espèce engendré par une modification de l’environnement. Il n’explique pas non plus la tendance lourde à la complexification que l’on décèle dans l’univers depuis le Big Bang. Il faut donc supposer soit, comme Hubert Reeves et quelques autres, une force fondamentale encore inconnue, soit un esprit immanent de type hégélien, soit un « dessein intelligent » et forcément divin.

Je reprends ici ce que j’écrivais pour éclairer le débat : depuis les travaux essentiels du mathématicien Gregory Chaitin, on ne peut plus assimiler suite aléatoire, donc nombre aléatoire, donc forme aléatoire du résultat d’une mesure, au hasard métaphysique qui est absence d’intentionnalité et de causalité. En effet, Chaitin a pu faire la jonction entre théorie des nombres et théorie de l’information, établir qu’une suite aléatoire équivaut à un programme minimal – avec pour cerise sur le gâteau que la minimalité n’est pas démontrable et que, donc, l’aléatoirité d’un nombre ou d’une suite de nombres ne l’étant pas plus, il s’agit et ne peut s’agir que d’une notion intuitive. Cela signifie que des résultats de forme aléatoire n’impliquent pas l’absence d’intentionnalité et que, plus sioux encore, leur caractère aléatoire ne peut être que supputé, postulé mais non démontré. Ce qui, en toute rigueur, montre que la science se trouve dans une situation kantienne telle que la métaphysique négative (absence de Dieu, pour dire vite) n’est pas plus économique au sens du rasoir d’Occam que la métaphysique positive.

Sans doute les êtres humains sont-ils à une étape transitionnelle cruciale, entre notre héritage animal et notre futur posthumain. Mais c’est vrai de tout temps et tout dépend de ce qu’on entend par futur posthumain. Ange ou cyborg ?

Ce n’est sans doute pas une coïncidence si l’éditorial de Robert de Herte (autant dire Alain de Benoist) dans le dernier numéro d’Eléments évoque le transhumanisme sans le nommer quand il écrit : « De véritables transformations anthropologiques sont à l’œuvre. Elles touchent le rapport à soi, le rapport à l’autre, le rapport au corps, le rapport à la technique. Elles iront demain jusqu’à la fusion programmée de l’électronique et du vivant[4]. »  Il en accuse directement le libéralisme économique et financier, responsable de la destruction de toute « communauté de sens » au profit de « l’idéologie du désir » narcissique par définition fusionnée avec « la logique du marché ». La convergence de nos préoccupations montre bien que la chose est « dans l’air », comme on dit. Toutefois, s’il est clair que le libéralisme financier favorise aujourd’hui cette forme d’évolution idéologique qui lui permet comme le roi Midas de transformer en or, c’est-à-dire en marchandise, tout de qu’il touche, je me demande s’il ne s’agit pas d’une alliance temporaire. Le transhumanisme a besoin de technologie, pas obligatoirement du marché – et le marché financier n’a, lui, pas obligatoirement besoin d’avancées technologiques majeures. Lorsque la science-fiction a décrit des univers transhumanistes, il s’agissait plus souvent de dictatures de castes que de libre entreprise et je renverrai en particulier aux indépassables Seigneurs de l’instrumentalité de Cordwainer Smith[5].

(à suivre)


[2] Jean Pierre Dupuy, « Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science », 2004, sur le site http://formes-symboliques.org, rubrique philosophie
[3] Pour l’analyse du manifeste transhumaniste, je renvoie dans les archives de ce blog à la série « Vagabondages ».
[4] Robert de Herte, « La fin du monde a bien eu lieu », Eléments n°146, janvier-mars 2013.
[5] Actuellement chez Folio SF dans la traduction d’Alain Dorémieux, après plusieurs autres éditions.

Monday, January 21, 2013

Interrogations sur une manif 2




L’« invention » de la famille par les oiseaux eut une autre conséquence que d’ouvrir la possibilité de l’apprentissage, elle a libéré la vie du gaspillage naturel. Un arbre jette au vent des centaines de milliers de graines dont seules quelques unes vont pousser ; le frai du poisson, ce sont des centaines d’œufs lâchés par la femelle qui dérivent au gré du courant, dont peut-être la moitié sera fécondée ; le banc d’alevins qui en résulte a toutes chances d’être décimée par les prédateurs et, bon an mal an, les populations restent à peu près stables ; les pontes de tortues abandonnées dans le sable ne réunissent plus qu’une ou deux centaines d’œufs mais, là encore, seuls deux ou trois survivront jusqu’à l’âge adulte. La couvaison réduit largement le nombre acceptable dans un nid, on aura par année quatre, cinq, au plus six ou sept oisillons à nourrir et éduquer s’il est tressé dans les branches d’un arbre, un peu plus dans les nids au sol. Chez les mammifères, les portées sont du même ordre chez les animaux de petite taille et se réduisent à un ou deux lorsqu’elle augmente. En d’autres termes, l’histoire de la vie n’est pas seulement celle d’une montée vers la liberté mais aussi celle d’un respect de plus en plus marqué de l’individu. Même chez les mammifères sociaux comme les loups, chaque membre de la meute a sa personnalité propre et les relations ne se résument pas à l’établissement des hiérarchies. Résumons en chiffres pour fixer les ordres de grandeur. Il faut dans les 100 000 graines pour faire 1 arbre, environ 1000 œufs pour un poisson, 100 pour une tortue marine, tandis qu’à partir de l’oiseau chaque individu conçu a une réelle espérance de vie. Le gaspillage existe encore mais en interne : le nombre de spermatozoïdes qui perdent la course à l’ovule dépasse celui des étoiles dans l’univers. On peut y voir à quelle mesure chaque être vivant est précieux dans sa singularité.

Or que signifie la procréation médicalement assistée qui suivrait évidemment l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe et que réclament à cor et à cris les militantes de LGBT ? Soit une simple insémination que j’oserais appeler vétérinaire puisque la technique est la même pour les vaches ou les juments mais qui reste aléatoire car il faut viser le bref laps de temps pendant lequel la femme est fécondable, soit plus souvent une fécondation in vitro avec implantation de l’ovule fécondé. La technique exige que plusieurs ovules soient soumis à ce processus et qu’un tri soit effectué parmi ceux qui ont réussi cette première étape. En d’autres termes, nous retrouvons le gaspillage du vivant tel qu’il existe chez les tortues ou les reptiles à sang froid. Progrès ou régression ?

Quant à la gestation pour autrui, si le corps humain redevient une marchandise, cela signifie simplement que nous revenons au temps de l’esclavage, un esclavage d’autant plus odieux qu’il n’implique plus aucun devoir du maître puisque il n’achète pas la reproductrice, il la loue comme une voiture ou un appartement. Mais cela ne ferait que pousser un peu plus loin une tendance mercantile bien lancée avec la recherche sur l’embryon, le trafic d’organes et les brevets pris sur des morceaux du génome humain. Là encore, où est le progrès ? Vers -1800, Hammourabi interdisait de séparer les familles d’esclaves et obligeait à respecter les liens qui unissaient les parents et les enfants. Nous serions en train de dégringoler en deçà du premier droit écrit connu, quelle avancée !

Nous sommes à la croisée des chemins. Science et technologie nous donnent un pouvoir sur la vie dont n’auraient pas rêvé nos ancêtres mais en ce domaine comme en d’autres, nous ne pouvons plus forger indépendamment la charrue et l’épée. Les revendications sentimentales du mariage homosexuel et du droit à l’enfant s’inscrivent dans la même démarche que le transhumanisme que j’ai déjà largement commenté sur ce blog, une démarche facilitée par la désagrégation des familles élargies. L’anomie sociale qui accompagne toujours l’urbanisation comme on l’avait déjà observé à l’époque hellénistique à Alexandrie brise les liens structurés de sang et d’alliance et les remplace par une sorte de mouvement brownien des individus, des interactions provisoires ou contractuelles. En d’autres termes, la société passe d’une structuration organique, analogue à celle du vivant, à celle d’un gaz ou d’un liquide, d’une collection de molécules. On ne peut s’empêcher de penser à la décomposition des cellules vivantes mais s’agit-il de la mort ou de l’histolyse qui permet la transformation de la chenille en papillon ? S’il est difficile de trancher a priori, quelques constats doivent nous inciter à la plus grande prudence, ne serait-ce que la prolifération des structures mafieuses dans ce monde de plus en plus urbanisé. Là où les liens familiaux se diluent, où l’Etat s’affaisse, les bandes fortement hiérarchisées et indifférentes à tout ce qui n’est pas leur intérêt immédiat prennent le pouvoir, un pouvoir brutal que ne tempère même plus l’idéologie. 
(à suivre)