Monday, December 08, 2014

Révolutions



Le monde tel qu’il va n’est pas forcément satisfaisant mais pourquoi toutes les révolutions, à commencer par celle de Cromwell, débouchent-elles sur un totalitarisme ? Pourquoi l’Angleterre fut-elle la seule à réussir une restauration après la brisure ? Ces questions ne sont pas triviales. Il faudrait aussi se demander pourquoi les révolutions abouties sont nées au XVIIe siècle. On connaît autrefois des révoltes, des coups d’État, des effondrements mais que l’on ne peut qualifier de révolution au sens moderne.
La forme républicaine n’est pas en cause. On la connaît depuis l’antiquité sous diverses variantes. C’est Athènes, c’est Rome, c’est Alexandrie, c’est même le thing germanique. Plus tard, ce seront les cités italiennes, Gènes, Venise, Florence avant les Médicis. Les chefs y assument un pouvoir plus bref que celui des rois qui règnent à vie mais ce sont des chefs. Que leur autorité provienne de leur fonction ou de leurs qualités propres, ils semblent avoir été respectés, écoutés et suivis. En même temps, l’implication constante des citoyens dans les décisions de la cité les préservait du fléau qui menace tout dirigeant, se couper du réel et ne plus obtenir que des flatteries en lieu et place d’information. Même si les citoyens ne représentent pas l’ensemble de la population vivant sur le territoire de la cité, si cette qualité correspond à des critères précis comme la nationalité aujourd’hui, on peut compter la forme républicaine au rang des quatre ou cinq formes d’organisation que connaît l’humanité depuis les origines.
On peut classer ces formes politiques, au sens de structures de la polis, de la cité, selon le système de circulation de l’information qu’elles représentent. La plus simple mais aussi la plus rigide est ce que l’on appelle en informatique maître-esclaves. Il n’existe qu’un seul centre de décision, l’information descend de lui vers les exécutants et tout appartient à la communauté régie par le chef. C’est la forme la plus animale de socialisation des mammifères, celle qu’on retrouve dans les hardes de cerfs comme dans les meutes de loups. Dès que l’on dépasse la taille de la meute, dès que cette forme requiert une cascade hiérarchique, l’information ne peut plus remonter intégralement jusqu’au décideur alors même qu’elle continue de descendre. Dans une société humaine, cela signifie qu’il n’existe qu’une forme collective de propriété sauf pour les biens les plus élémentaires comme les vêtements et quelques parures, que tout le monde, du ministre au paysan, est fonctionnaire. L’exemple le plus abouti : l’Egypte pharaonique de la 1ère dynastie. Ce modèle ne supporte pas les chocs et, les mauvaises décisions s’accumulant faute d’information fiable, s’effondre dès que sa taille le fragilise. Le territoire se disloque, chaque intermédiaire tend à se créer son propre royaume, sa propre meute. L’URSS bâtie sur le même modèle a tenu moins longtemps que la première dynastie d’Égypte, peut-être parce qu’elle s’était greffée sur une variante de royauté absolue plus souple mais, si elle a pu survivre à la guerre, elle ne pouvait faire face qu’à des révoltes locales et non à une grogne généralisée. Tous les systèmes totalitaires tendent à reproduire ce modèle. L’empire en est une variante qui accepte une forme de propriété privée ou familiale dans le domaine purement économique mais en subordonne les activités à l’administration impériale. 

Le second système se crée, à l’inverse, par la réunion de structures originellement indépendantes entre lesquelles va s’établir une hiérarchie plus souple. Ici l’information monte de la base vers le sommet et la décision redescend. Il s’établit à chaque niveau des interactions horizontales qui rendent l’ensemble plus complexe. Le principe de subsidiarité joue comme un contre-pouvoir. Ce mode, selon diverses variantes, semble à la fois le plus stable et le plus vulnérable. On peut l’appeler fédéral ou même féodal. Sa vulnérabilité tient aux risques de conflits entre pairs à chacun des niveaux, voire entre niveaux hiérarchiques (« Qui t’a fait duc ? – Qui t’a fait roi ? »). C’est un mode qui se montre particulièrement sensible aux complots. Il peut s’effondrer de deux façons, soit en se rigidifiant en maître-esclave par perte des interactions horizontales, soit en se disloquant par perte des interactions verticales.
Le troisième système qui peut se combiner avec les deux autres, est celui des castes fonctionnelles. On pense évidemment à celui de l’Inde, mais n’oublions pas que notre moyen-âge l’a connu et qu’il se mariait fort bien avec le mode féodal ou impérial-fédéral. Dans ce mode qu’on pourrait nommer corporatiste, il existe autant de hiérarchies que de fonctions et, si l’on accepte un chef commun, il ne saurait être qu’un arbitre entre les composantes. Les interactions jouent à tous les niveaux, plus ou moins souples, plus ou moins harmonieuses.
Le quatrième système n’a reçu que des réalisations partielles sauf dans les espaces colonisés par des pionniers mais connaît aujourd’hui un succès idéologique à partir des travaux de Von Mises ou de Hayek, est totalement granulaire mais chaque grain se reliant aux autres de façon libre par le contrat. On a donc une structure en réseau purement horizontal en théorie. La pratique, si l’on regarde l’évolution de l’ouest américain à partir des pionniers, montre une concentration progressive et le retour à une forme oligarchique, donc en maître-esclave plus ou moins modérée avec collégialité au sommet. En incise : ce qui attise les fantasmes du grand complot n’est autre que ce passage d’un monde granulaire et de ses réseaux d’échanges privés à une oligarchie des plus classiques, façon Carthage. On connaît le même processus dans le monde agricole : la petite propriété familiale ne dure jamais très longtemps, on observe des regroupements en grands domaines, bases du système féodal, jusqu’à la crise le plus souvent violente qui amène un nouveau partage des terres. Que le même processus ait joué de façon systémique et non locale dans l’industrie, aujourd’hui dans la banque, suggère qu’il s’agit d’une tendance fortement inscrite en l’homme sinon dans l’univers. Même si nous avons plus de liberté que l’animal pour définir nos structures sociales, il semble ainsi qu’elle ne soit pas totale.
Le paradoxe des révolutions veut que, faites pour amener une structure plus libérale, un réseau granulaire et l’abondance par surcroît, elles débouchent toujours sur une forme de système en maître-esclave, simpliste et inopérant.
A suivre…

Tuesday, October 14, 2014

Solstices


Au solstice d’été, quelqu’un a peint sur la route qui mène chez moi un soleil blanc accompagné du mot LIFE, vie. Depuis l’équinoxe, l’inscription s’efface peu à peu, chaque jour un peu moins apparente. La coïncidence avec la course du soleil réel me ravit.

En triant les dossiers réunis pour préparer mes anciens articles, je suis tombée sur les miettes de forums aujourd’hui fermés (après trois tentatives) malgré leur haute tenue intellectuelle. Le premier était l’Agora du GRECE, puis Nouvelles Cultures. J’ai oublié de nom de la troisième tentative, qui s’est brisée comme les autres sur disons l’incompatibilité de certains intervenants. Mais je reprendrais volontiers ici certaines de mes contributions, comme l’analyse des trois singes traditionnels.
Sur les trois singes, j'aimerais proposer une autre exégèse qui m'a frappée en voyant cet avatar :
Le premier se bouche les yeux mais, s'il refuse de voir, il entend et il parle. Son univers est donc celui du discours, de la parole échangée, du pur relationnel, au risque de perdre le rapport immédiat au réel que propose la vision.
Le second se bouche les oreilles, mais il voit et il parle : au contraire du premier, il se refuse à la relation, à la pensée d'autrui. Il construit sa vision du monde et l'enseigne ou la décrit. Il voit certes clair mais dans une forme d'autisme puisque la communication ne passe qu'à sens unique, de lui vers l'autre.
Le troisième se rend muet, mais garde les yeux et les oreilles ouverts. C'est l'observateur par excellence. Il ne prend pas part au jeu.
Trois attitudes entre lesquelles se répartissent souvent les chercheurs de vérité, trois pôles plutôt que trois étapes. Le premier couvre un champ où je placerais volontiers les sciences humaines mais aussi le chant et le poème ; le second a quelque affinité avec la recherche scientifique comme avec l'attitude du prophète ou du grand réformateur religieux ; le troisième... ah, que le troisième peut devenir redoutable ! Devant son silence, l'autre est mis à nu. Terrible jugement, s'il ne se tempère pas d'un amour inconditionnel -- et qui peut se vanter d'aimer sans condition tout être et toute chose ?

Quelques réflexions sur la décroissance, du 16 février 2008 :
Retour au sérieux. J’ai dit plusieurs fois que je me refusais à poser les questions en termes de croissance/décroissance, ce dont certains ont conclu que j’étais forcément pour le libéralisme et le consumérisme. En d’autres termes, si vous refusez un dilemme dont l’interlocuteur représente un des pôles, c’est donc que vous représentez le pôle opposé – raisonnement dont la logique m’échappe un peu, pour tout dire.
Prendre au niveau local des décisions telles que station d’épuration biologique, recyclage des déchets, aménagement des zones de circulation selon le véhicule, j’appelle cela de la gestion intelligente et je ne peux qu’applaudir. Et je suis bien d’accord que ce type de décision n’a pas besoin d’être soumis au tampon de quelque autorité centralisée. Mais en quoi serait-ce de la décroissance, si l’on s’en tient à la définition économique de la croissance, définition fondée sur le PIB ?
Il n’y a que sur la limitation de la circulation automobile que je mettrais un bémol pour avoir vu dans des villes que je connais bien, à commencer par Paris et à continuer par certains coins de province, les bonnes intentions paver l’enfer sans faire baisser d’un poil le taux de CO2 ou d’autres polluants. Le contre exemple type, c’est Paris, les boulevards des maréchaux au sud où la construction du tramway (mille bravos) s’est accompagnée d’un rétrécissement des voies laissées aux automobilistes tandis qu’étaient aménagés de larges et magnifiques trottoirs de promenade. Résultat concret : c’est toujours l’embouteillage, le périph’ s’engorge un peu plus, et les piétons ne viennent pas plus qu’avant flâner sous les arbres parce qu’ils n’ont rien à faire là, ni leurs courses, ni leur travail s’ils sont parisiens, et que c’est trop loin des monuments s’ils sont touristes. Bilan : autant de CO2 que d’habitude, sinon plus et un surcroît d’énervement, sans oublier que ces gigantesques trottoirs, c’est glacial en hiver, brûlant en été, venté à décorner les bœufs. Bref, l’idéologie « écologiste » n’a pas fait avancer d’un poil la convivialité ni régresser les gaz à effet de serre mais a coûté cher pour compliquer la vie d’une partie des usagers. Par contre, tout cela fait monter le taux de croissance de la ville, comme n’importe quelle réalisation.
Il ne suffit pas que la décision soit prise au niveau local, il faut encore que les décideurs aient trois sous de bon sens et c’est peut-être ce qui manque le plus à notre époque d’idéologies entrecroisées et de responsabilité diluée.

J’ajoutais un commentaire de l’Abécédaire du développement qui venait de paraître, tiers-mondiste en diable et bourré de bons sentiments écologistes jusqu’à l’écœurement :
«Vous, les Développés, portez des masques avec des oreilles inexistantes et une large bouche, tandis que nous, Africains, développons d'immenses oreilles et laissons notre bouche s'atrophier.»
???? L’art de la palabre – et de la dispute au besoin – me semble pourtant très africain, si j’en juge par ce que j’entends dans le RER ! Et les « ailleurs du développement », qu’es aco ? Est-ce que ça les ennuierait de parler en français plutôt qu’en langue de bois ? Rien que pour ce paragraphe, cet abécédaire commence à m’agacer. Dès la lettre A… ça augure mal de la suite.
L’article « besoins » s’attache à une critique de la théorie de la rareté. Fort bien. Cette théorie est d’ailleurs controversée parmi les économistes, pour ce que j’en sais. Mais on attend encore une analyse réelle de la notion de besoin.
Au bout de cinq articles, j’arrête. Une critique n’aurait aucun sens, car un tel ouvrage n’est pas discutable. On nous balance des affirmations comme s’il s’agissait d’évidences et surtout du rejet des autres visions du monde sur le mode ironique plutôt qu’argumenté. Il n’y a pas de discussion possible si l’interlocuteur a tort par principe. C’est un ouvrage écrit pour que les militants se fassent plaisir entre eux. Exactement le type de littérature dont j’ai horreur, quelle que soit l’idéologie sous-jacente.
Je n’achèterai pas ce livre.
A vrai dire, de tout ce que je viens de lire, un seul article me parait frappé au coin du bon sens : « Ontologie (sorte d') : Ensemble de valeurs-clé qui nous viennent des Lumières. Notamment, cette prise de distance relevée par Kant, reprise par Foucault, ce recul par rapport à soi comme société, comme époque qui est au fondement des sciences modernes. Pourquoi donc un passé, celui des Lumières, ou un autre, antérieur, n'aurait-il plus rien à dire aux hommes du XXIe siècle ? Quel rôle pour les passeurs d'époque, pour ceux qui cherchent à transmettre et non pas seulement à informer ? Ne faut-il pas s'interroger sur ce que l'on veut conserver, sur ce que l'on ne veut pas perdre, sans se laisser intimider par les illuminés de l'innovation qui perpétuellement poussent par derrière comme s'ils possédaient la clé de l'énigme du futur ? Donc, qu'est-ce qu'on garde du XVIIIe siècle, quelle partie de l'héritage assumer, revisiter, se réapproprier, liquider, adapter ? Au moins se poser la question. »
Je poserai seulement une question annexe : qui est « on » ? Qui va décider du tri de l’héritage ? C’est le point aveugle d’un paragraphe qui par ailleurs ne manque pas d’intérêt. Autre question annexe : pourquoi l’héritage ne remonterait-il pas au delà des Lumières et du 18e siècle ? La renaissance n’a-t-elle plus rien à dire ? Ou le moyen âge ? Ou la mémoire paysanne qui remonte parfois au néolithique ?
Ce qui m’ennuie dans ce livre, c’est le parti pris sous-jacent, inexprimé, selon lequel les autres visions du monde occidentales seraient à combattre tandis que les visions du monde des autres cultures seraient forcément enrichissantes, voire salvatrices. Mais comme c’est du filigrane, on ne peut guère en discuter sereinement. J’en garde le sentiment de la réduction d’un héritage complexe, celui des cultures européennes et nord-américaines, à quelques traits caricaturaux où l’on ne met en lumière que l’haïssable en oubliant le reste, et de l’idéalisation de cultures tout aussi complexes dans l’héritage desquelles les héritiers auraient aussi à trier. L’oligarchie du G8 est sans doute haïssable, mais la tradition de l’excision en Afrique me fait frémir. Or si l’Afrique ne se résume pas à l’excision, l’Europe en tant qu’ensemble de cultures n’est pas superposable au G8.

Une discussion, début juin 2007 ou 2008, portait sur les mythologies indoeuropéenne et juive, en particulier sur la vision d’Ezéchiel, mais aussi sur le traitement de l’ours et du loup dans l’une et l’autre tradition. J’avais évidemment mis mon grain de sel :
Les 4 Vivants d'Ezéchiel : le nom aurait du vous alerter car c'est celui que les Grecs ont traduit par Zodiakos kuklos quand ils ont repris l'astrologie chaldéenne. Taureau, Lion, Aigle (c'est à dire la constellation "positive", lumineuse, dont le Scorpion représente la face d'ombre, voir toute la mythologie suméro-babylonienne des hommes scorpions) et Homme (que nous appelons Verseau), ce sont les 4 fixes du ciel, les constellations associées au roi.
N'oublions pas qu'Ezéchiel vit à Babylone et que, n'en déplaise à Levinas, Paul du Breuil a montré l'influence des conceptions iraniennes sur le judaïsme de l'exil. Il faudrait compléter avec la cosmologie babylonienne. C'est ainsi qu'on va retrouver le mythe des 4 âges au livre de Daniel.
Ces Vivants existent dans la sculpture de l'empire de Cyrus : ce sont les Kherubim, composites de ces quatre figures animales constellaires. Vous pouvez les admirer au Louvre.
Attention à ne pas trop considérer les cultures de l'antiquité comme des univers étanches. Les mythes, les contes, de nombreuses conceptions philosophiques ou cosmologiques ont circulé de l'une à l'autre.
Le judaïsme de Babylone n'est pas celui qui s'oppose, plus tard, aux rois hellénistiques. Il est beaucoup plus ouvert et intégré à l'empire perse étendu à la Mésopotamie. Sous les rois hellénistiques, l'opposition va générer un resserrement identitaire, plus légaliste et plus officiellement monothéiste.

Et en novembre 2007, à propos d’antiracisme et différentialisme, je faisais en historienne ce rappel :
Il faudrait essayer de voir la question migratoire de manière plus vaste que ce qui se passe en France où le scandale, c'est surtout la constitution des "zones de non droit", soit de territoires gérés par des mafias ou des militants salafistes durs, beaucoup plus que la couleur de peau des habitants. Pour respecter la différence, on la respecte jusqu'à l'absurde !
Aujourd'hui, on voit partout des migrants et des remplacements de populations, y compris en Afrique noire. Le terme colonies, si on le prend dans son sens antique, ne me gêne pas. Ce qui me gêne, c'est qu'un phénomène global, mondial, n'est pensé qu'au travers du petit bout local de la lorgnette. On n'avait pas connu de mouvement de cette ampleur depuis le haut moyen âge, disons depuis les 5e-9e siècles. Plus étroitement les 5e-6e siècles. Dans un tel contexte de migration des peuples, on ne connaît pas d'exemple d'inversion des flux.
Les discours actuels, entre ceux qui voient chez les Barbares les fossoyeurs de la civilisation et ceux qui en espèrent la régénération des mœurs, ressemblent comme des frères à ceux de la fin de l'empire romain. Pour ma part, je me demande depuis près de 30 ans quel est le déclencheur profond de ces amples mouvements de population qui sporadiquement redistribuent les cartes géopolitiques pour quelques millénaires. En d'autres termes, je me demande pourquoi, à certains moments de l'histoire ni plus ni moins perturbés que d'ordinaire, les peuples se mettent en mouvement un peu partout en même temps, ce qui entraîne des renouvellements costauds de civilisation. Ce qui se passe aujourd'hui n'est pas un phénomène nouveau, même s'il prend une ampleur nouvelle du fait de l'augmentation de la population terrestre. Ce n'est pas un phénomène nouveau, plutôt cyclique mais de cyclicité très longue. Des extra-européens en Europe ? C'est le principe même des grandes migrations. On a aussi aujourd'hui des extra-africains en Afrique, des extra-asiatiques en Asie, des extra-américains aux Amériques et des extra-arabes en Arabie, sans compter tous les autres extra dans tous les autres coins que je n'ai pas envie d'énumérer en détail.

Ce qu’il y a de terrible, avec la mort de tels forums, c’est qu’on perd le lien, purement virtuel, avec ceux dont la pensée nourrissait la nôtre, y compris en forçant à argumenter les désaccords, et qui à terme auraient pu devenir des amis dans le monde réel. Où êtes vous, Alex, Kleio, Athaulf, Andreas, Biturix, Ortolan, Beowulf, Ivan Bourkevitz, Hérode, Fenrir, Thomas (Demada) Tribout, Heimdal, Molodoi ? Et pardon à ceux que j’oublie. Si certains se reconnaissent, je serais ravie de reprendre le dialogue.

Saturday, September 27, 2014

Réflexions autour du meurtre d’Hervé Gourdel





Dans toute la presse, sur les réseaux sociaux, dans les communiqués des partis, les mêmes mots reviennent : « odieux, abject, barbare… » Pourquoi la décapitation nous horrifie-t-elle plus qu’une balle dans la nuque, que la pendaison ou qu’un coup de couteau en plein cœur ? Pourquoi nous semble-t-elle antinomique de la civilisation ? Quel cauchemar de l’inconscient collectif est-il ainsi ramené en pleine lumière ? D’aucuns trouveront déplacé de mener cette réflexion à chaud, au cœur de l’événement. Pourtant, je crois important d’aller au fond des choses, ne serait-ce que pour répondre à ceux qui la justifient en nous renvoyant ironiquement à notre passé et surtout pour que l’émotion ne soit pas notre seul moteur s’il faut un jour en venir à la résistance sur notre sol, pour ne devenir ni des moutons se désignant eux-mêmes comme victimes ni des loups enragés se retournant contre n’importe qui pour une ressemblance, une impression, une ombre.

En fait, la dernière fois que la guillotine a fonctionné dans notre douce France, c’était le 10 septembre 1977, il y a tout juste 37 ans dans la prison des Baumettes à Marseille et, jusqu’en 1939, les exécutions furent publiques ; jusqu’en 1951, la presse avait le droit de les commenter. La décapitation fut le mode légal de la peine de mort en république française et ce dès 1792, après avoir été celui que préféraient les émeutiers. Car le 14 juillet 1789, c’était bien des têtes coupées que l’on promena au bout des piques ; et la peine de mort n’a pas toujours concerné des criminels de droit commun, les politiques ont payé leur écot. Est-ce le régicide de 1793 qui nous revient comme une hantise et nous rend insoutenable ce mode d’assassinat ? 

Sous l’ancien régime, la décapitation était le privilège des nobles – sauf les régicides et criminels d’État qui devaient être écartelés ; pour les autres, la corde, la roue, le bûcher si l’on soupçonnait quelque sorcellerie et même, pour le faux-monnayeur, la possibilité d’être bouilli vif dans un chaudron, encore que ce châtiment fut vite abandonné. Les attendus des condamnations du XIVe au XVIIIe siècles ont de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. A dire vrai, cela commence surtout avec la grande peste et ce fut pire en Allemagne. Mais cela signifie que nos ancêtres n’avaient pas le respect que nous montrons aujourd’hui pour l’intégrité du corps de l’ennemi, qu’il s’agisse de celui que l’on affrontait en guerre ou de celui que l’on condamnait pour ses méfaits – ou ses croyances. Si l’on remonte encore plus loin, certains peuples gaulois décapitaient leurs ennemis vaincus et collectionnaient les têtes comme trophées dans leurs temples. Quitte à en sculpter dans la pierre. On en retrouve trace jusque dans les romans arthuriens où l’un des motifs récurrents est celui de l’inconnu qui vient exiger qu’un chevalier le décapite devant la cour et s’engage à venir subir le même sort dans quelque castel au jour anniversaire. Bien entendu, celui qui accepte le sacrifice ne subira qu’un simulacre de décollation, une épreuve initiatique, mais il l’ignore au moment où il se porte volontaire. 

Allons plus loin. Que signifie séparer la tête du corps ? Tout ce qui fait l’homme est dans la tête, presque toute notre relation au monde au travers des sens, vue, ouïe, même le goût et l’odorat qui sont les premiers apparus dans l’histoire de la vie, toute notre capacité d’expression et de pensée, la parole et l’écoute, le chant qui façonne magiquement le rêve du monde, tous nos échanges vitaux avec le cosmos par le souffle et l’alimentation. Le corps, c’est l’usine qui transforme ce que la tête ingère, c’est la capacité de se mouvoir et d’agir, et le sexe. Bref, c’est l’animal en nous. Mais se séparer de l’animal, c’est basculer dans l’impuissance, à tous les sens du terme. La décapitation, outre la mort, est une castration du point de vue de la tête, une déshumanisation, un rejet dans l’animalité du point de vue du corps. La tête opère en nous les noces de l’ange et de la bête, qui nous font homme.
Et c’est bien ce rejet hors de l’humanité qui rejette pour nous ses auteurs dans la barbarie.

Friday, September 26, 2014

Ce soir, des larmes...


Ce soir, des larmes intérieures coulent ; elles ne sont pas miennes mais celles de mon peuple. Et je ne m’en tirerai pas par le cynisme de façade de l’analyste géopolitique ; il y a des moments où l’émotion a sa propre force, sa propre nécessité dans le Grand Jeu. Les jihadistes auront au moins obtenu cela, qu’ils ne cherchaient ni ne voulaient : qu’un peuple aussi divisé, aussi fragmenté que le nôtre se ressoude immédiatement devant l’attaque. La mort d’Hervé Gourdel fait lever des essaims de colère du plus lourd de la tristesse et nous veillons tous un frère. Presque un frère d’armes.

Il y a quand même des choses qui ne collent pas dans toute cette histoire. Le message adressé par le Daech appelant à tuer les « sales et méchants Français » : un vocabulaire enfantin que n’emploierait même pas un logiciel de traduction automatique. Je ne suis même pas sûre qu’on l’entende encore dans les cours de récréation passée l’école maternelle. Un effet voulu de la part de celui qui leur a livré la version francophone de leur appel ? Puis cet ultimatum du Jund al-Khilafah, qui n’avait aucune chance d’aboutir, surtout en 24 heures. Le vrai destinataire n’était donc pas le gouvernement français mais plus probablement les chefs du Daech dont ce groupe africain imite les actions récentes.

Une interview d’un « expert en questions sécuritaires et lutte antiterroriste » algérien, comme le présente le chapeau de l’article, commence de circuler sur Internet. Le texte est publié sur le site Agence Info libre, titre qui suggère une rupture obligée avec l’orchestration des médias de la « grande » presse mais qui se prête évidemment à toutes les infiltrations ; en l’occurrence, il est repris d’un autre site tout aussi peu officiel, celui d’Algérie 360. Pour résumer, cet Ali Zaoui accuse les services français d’avoir « monté de toute pièce » cet enlèvement, d’avoir donc délibérément sacrifié un agent pour « resserrer l’étau sur l’Algérie et lui forcer la main pour entrer dans ces conflits, surtout après la création de la coalition pour lutter contre l’Etat islamique ». Il ajoute : « La France ainsi que d’autres pays ont besoin de cette force pour les aider à combattre le terrorisme qu’ils ont même soutenu et financé. Alors que l’un des principes indéfectibles du pays est celui de ne jamais s’ingérer dans les affaires internes des pays et encore loin de sortir son armée hors de ses frontières. » Pour lui, Hervé Gourdel était un agent en mission. Nos services sont aussi capables que d’autres de monter des opérations en fausse bannière mais sacrifier délibérément un homme dans de telles conditions est contraire à toutes nos traditions de combat. On demande certes de prendre des risques, mais avec au moins une chance d’en revenir. La conclusion, ici, est facile. Soit Ali Zaoui fantasme à partir d’indices qu’on pourrait interpréter autrement, sans exclure que ce soit une intox délibérée, soit les nullités qui nous « gouvernent[1] » ont même réussi à pourrir à cœur nos armes. A ce point, j’ai de gros doutes.

Il reste que les événements de ces dernières semaines, la montée en puissance du Daech ou Etat Islamique en Irak et au Levant, les retournements d’alliance qui s’en suivent, le retour des bombardiers américains en Mésopotamie laissent un sentiment d’absurdité totale. La politique américaine menée depuis la première guerre d’Afghanistan, celle qui opposait aux Russes des guerriers de l’islam venus d’Arabie et encore plus étrangers aux montagnes de ce pays, se répète inlassablement : armer et instrumenter des fondamentalistes qui haïssent le mode de vie et de pensée des Etats-Unis, qui à la première occasion se retournent contre leurs commanditaires et servent alors de casus belli pour une stratégie du chaos destinée à faire d’une pierre deux coups, contrôler le marché du pétrole afin d’en priver la Chine et empêcher la zone culturelle dominée par l’islam de parvenir au développement économique et scientifique dont les pays du BRIC donnent l’exemple.

Des larmes intérieures coulent, qui ne sont pas miennes mais celles de mon peuple. Elles coulent aussi pour les peuples dont une poignée de stratèges cyniques[2] a décidé que leur destin serait de sang, de sable et de feu. L’Orient était compliqué, comme disait quelqu’un. Il est devenu chaotique. Ce n’est pas la même chose.



[1] Rappelons que ce terme est parent de gouvernail, et signifie l’orientation du navire afin d’atteindre le port.
[2] Je n’ose croire qu’ils seraient sincères dans leur idéalisme « démocratique », ce serait le signe d’un crétinisme avancé !