Une place du Trocadéro noire de
monde malgré la boue, les giboulées grêleuses, une foule agitant le drapeau
français à des milliers d’exemplaires et qui réagissait avec bonhommie aux
suggestions des orateurs… Pour les partisans de François Fillon, il s’agissait
d’une réussite. Environ 100'000 personnes venues de toute la France l’ont
acclamé : la presse en attendait nettement moins, ce qui mesure la perte
d’influence de ceux qui se veulent faiseurs d’opinion si ce n’est d’actualité. Plus
qu’une manifestation, on pouvait voir dans ce rassemblement un « grand
métinge » en plein air, entre statue équestre et palais art déco aux
allures de théâtre pour l’occasion. Je n’avais jamais autant remarqué la
parenté de cet ensemble architectural avec la Roma Nuova et la porte de
Brandebourg : interdite aux voitures et revêtue d’une foule, la place
devenait plus sévère, plus hiératique, le décor idéal pour un homme qui se veut
droit dans ses bottes malgré l’adversité. La mise en scène était remarquable.
Le public, lui, rappelait la toute première édition de la Manif pour
tous : des retraités, des familles avec enfants, peu de jeunes ; d’un
point de vue socioprofessionnel, plutôt le haut de la classe moyenne. En
d’autres termes, les électeurs de Fillon lors des primaires de la droite et du
centre lui restent fidèles.
Trois discours ont précédé le
sien. Le premier, Bruno Retailleau ?, ne retenait pas vraiment mon
attention, tandis que j’essayais de prendre quelques photos malgré la
difficulté de pénétrer une foule très dense, jusqu’à ce qu’une expression
inattendue me fasse lâcher l’appareil pour le calepin et le stylo :
« C’est le serment du Trocadéro : nous ne trahirons pas nos
convictions, nous ne lâcherons pas François Fillon. » Un serment ?
Bigre ! Depuis quand n’y avait-il pas eu de serment lors d’un discours
politique ? Des promesses, oui, à la pelle, à ramasser comme les feuilles
mortes de la chanson et qui, selon la boutade qui tend à devenir proverbiale
puisqu’on l’attribue à cinq ou six personnalités différentes, n’engagent que
ceux qui les croient. Mais un serment ?
L’intervention suivante venait
d’une femme dont je n’ai pas entendu le nom et que les journaux se gardent bien
de situer. J’en retiendrai deux points intéressants, tout d’abord l’insistance
sur les enfants, sur notre responsabilité envers les générations futures qui remet
le présent à sa place dans l’histoire longue. Puis l’oratrice a usé d’une
ficelle classique, faire conspuer leurs adversaires. Le nom de Macron fut salué
d’une anti-ovation sonore et longue à se calmer. Mais quand elle évoqua
« l’extrême droite » sans nommer de candidat, les huées furent
nettement plus clairsemées, plus en sourdine et vite arrêtées, ce qui suggère
d’intéressants reports de voix si Fillon ne parvient pas au second tour.
L’intervenant suivant n’était
autre qu’Éric Ciotti, le maire de Nice qui prend ainsi le contrepied de la
position de Christian Estrosi. Là encore, je n’ai retenu que quelques points
saillants : « Vous êtes le peuple de France debout » –
« Vous voulez que la France retrouve l’autorité. » Pourquoi
l’autorité plutôt que la prospérité ou la puissance ? À méditer. Lui aussi
fait huer « ceux qui autorisent les manifestations contre la police [et
qui] voulaient interdire cette manifestation. » Suivra un ferme couplet
contre le communautarisme, plus explicite que ce qu’on entend d’ordinaire dans
un parti dit « de gouvernement ». Il achève son discours par un appel
aussi solennel que le serment de son prédécesseur : « Jamais la
France n’avait joué son destin en si peu de temps. » Jouons nous notre
destin ? Pourquoi ce sentiment aussi profond, qui dépasse les aléas des
élections habituelles ? Il ajoute que, alors que tout semblait gagné au
sortir des primaires, après la longue orchestration par la presse appelant à la
condamnation judiciaire de Fillon, « l’élection d’un candidat de gauche
n’est plus impossible, celle d’une candidate d’extrême-droite n’est plus
improbable. » Si les mots ont un sens, il juge donc seulement possible que Macron recueille les fruits
de l’immense campagne médiatique en sa faveur mais probable que, in fine, Marine
Le Pen le dépasse et remporte la mise. Que cette prévision soit juste ou non,
elle est fort intéressante et promet là encore des reports de voix qui ne devraient
rien au « front républicain » de 2002.
Après les vedettes américaines,
vient le principal orateur, François Fillon lui-même. On trouvera le
texte de son intervention sur son site de campagne. Je n’ai, là encore, fait
que prendre au vol des points clés, difficiles à noter car la pluie redoublait
et noyait l’encre de mon stylo. Le ton fut d’emblée gaullien : « Ils
veulent que je sois seul », mais, s’adressant au public, « vous êtes
là (…) Vous êtes une certaine idée de la France (…) plus haute que
cette élection, plus haute que moi. » Un appel à la France
éternelle ? Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu en politique
une telle conscience plus spirituelle encore qu’identitaire. Puis :
« Je vous dois des excuses. » Des voix le couvrent : « Non,
non, ne vous excusez pas ! » Il reprend : « Je vous dois
des excuses de devoir défendre mon épouse et mon honneur » au lieu de
défendre son programme et ses idées.
Pourtant, après cette
introduction qui rappelait tacitement le caractère de monarchie élective de
notre régime, après le bilan négatif de la gauche aujourd’hui au pouvoir, de
rigueur dans un discours de campagne, le ton change et s’appuie plutôt sur
l’esprit de la Fête de la Fédération ou sur les visions de Victor Hugo :
« La République, elle n’est que mouvement… tombée, elle se relève toujours
comme Gavroche sur sa barricade. » – « De fil en aiguille, de
flamme en flamme, c’est tout un peuple qui se redresse et retrouve le chemin du
bonheur. » Le bonheur ? Le grand souhait du XVIIIe siècle, le
« droit au bonheur » de la constitution américaine ? Je ne peux
m’empêcher d’entendre en contrepoint le sursaut d’Antigone devant Créon dans la
pièce de Jean Anouilh. De quoi parle-t-on, quand on invite au bonheur ?
Après cet éloge ambigu de la République et ces allusions aux révolutions qui la
fondèrent, revient paradoxalement la tradition : « Vous êtes le
peuple qui tous les jours est au travail, qui croit à la famille… » André
Breton, peut-être, en filigrane ? Lui qui, dans le Manifeste du
surréalisme, appelle à rejoindre « un certain point de l’esprit d’où le
haut et le bas, le bien et le mal… cessent d’être conçus
contradictoirement. » Dépasser les paires d’opposés a toujours fait partie
des conseils pressants de toutes les voies spirituelles, y compris chez les
Pères neptiques. Mais de quel point de l’esprit peut-on tenir ensemble les
idéaux de la chevalerie et ceux de la République ? Comment réparer la
profonde brisure et blessure qui empoisonne la France depuis plus de deux
siècles et ne parvient pas à se refermer ? Avec quel Graal guérir le roi
méhaigné ? Suffira-t-elle, l’ambition « d’être la première puissance
européenne dans les dix ans qui viennent », au lieu de se mettre à la remorque
économique de l’Allemagne et politique de l’Amérique ? Et faut-il encore
miser sur l’Europe ?
Il évoque explicitement ensuite
le « totalitarisme islamique », contre lequel il se déclare
« d’une détermination totale », notant l’incompatibilité de la charia
avec la civilisation française. Puis parle de la « fierté d’être
français », de « redonner l’envie de créer », et insiste sur le
fait que la France est « un pays dont nous sommes légataires et que nous
laisserons à nos enfants, avec le même respect… », appelle à
« arracher la victoire non seulement sur l’adversité mais aussi sur
nous-mêmes ». Et termine en inversant la formule habituelle :
« Vive la France ! Vive la République ! » Pourquoi cette
inversion ? Quel est pour lui le plus essentiel ?
Je ne conclurai pas. J’étais là
en journaliste et en historienne du présent, pour entendre et réfléchir. Mais
ces discours posent de nombreuses questions qui n’ont rien de trivial et nous
confrontent à nous-mêmes, à notre être, à notre mémoire profonde, à nos
souhaits et à nos peurs. Ces questions, nous ne devons pas les éluder, ni
laisser la campagne présidentielle s’enliser dans les caniveaux et flatter un
toutou à la pensée creuse.
Et, je le rappelle, je ne suis
pas filloniste.
Les photos de l’événement seront
visibles sur ma page Facebook.
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